Dans une tribune à l’intention de trois commissions de la table-ronde sur l’état de siège dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, le politologue Julien Paluku, Doctorant à l’Université de Kinshasa, Faculté des Sciences sociales et politiques, constate que maintenant que les résultats escomptés n’ont pas été atteints et que, par ailleurs, la menace sur l’intégrité reste réelle, parce que c’est avec l’état de siège que le M23 a pris la Cité stratégique de Bunagana, que les Territoires de Rutshuru et de Masisi sont occupés dans leur majeure partie par le M23, qu’il s’observe la prolifération des groupes armés en Ituri et au Nord-Kivu, que l’on assiste à la flambée des conflits fonciers, que l’on voit des recettes augmenter de près de 30%, etc. Voilà pourquoi il pense qu’il y a lieu de se projeter dans une nouvelle tentative qui lie à la fois actions diplomatiques, politiques et militaires.
Ci-dessous l’intégrité de la Tribune :
Contribution du politologue Julien Paluku, Doctorant à l’université de Kinshasa, Faculté des Sciences sociales et politiques aux travaux de la table-ronde sur l’état de siège dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu
A l’intention de trois commissions de la table-ronde sur l’état de siège
Loin de refaire l’analyse du contexte qui a prévalu à l’institution de l’état de siège dans les Provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu en mai 2021, je reviens ici sur les faits et les propositions.
- Des faits
Il est évident que le Nord-Kivu et l’Ituri font face, depuis plusieurs décennies, à l’activisme des groupes armés, d’une part, et à l’invasion du Pays par ses voisins, de l’autre. En témoignent les guerres des ADF d’origine ougandaise qui sont installés au pays depuis les années 1986 ainsi que celles de l’AFDL en 1996, du RCD en 1998, du CNDP en 2004, 2006 et 2008 puis du M23 en 2012 qui a resurgi encore à ce jour ; des guerres commanditées par le Rwanda et ses sbires d’outremer.
Pendant ce temps, la Province Orientale, dont l’Ituri est un démembrement, faisait face aux mêmes velléités avec les milices locales instrumentalisées, elles aussi, par des forces venant de l’Ouganda. On peut citer, à titre illustratif, les milices Lendu et Hema, FRPI, etc.
L’état de siège décrété en mai 2021 était une mesure exceptionnelle afin de concentrer tous les pouvoirs entre les mains de militaires et de permettre à ceux-ci d’orienter toutes les énergies intellectuelles, physiques et financières vers la destruction des causes lointaines et immédiates des guerres récurrentes à l’Est de la RDC.
Ainsi pensé, ainsi décrété, mais pas nécessairement ainsi fait car :
- c’est avec l’état de siège que le M23 a refait surface en juin 2022 avec la prise de la Cité stratégique de Bunagana le 13 juin 2022, soit 13 mois et 10 jours après l’instauration de cette mesure exceptionnelle ;
- c’est pendant l’état de siège que les Territoires de Rutshuru et de Masisi sont occupés dans leur majeure partie par le M23, avec le massacre historique de Kishishe entre le 29 novembre et le 1er décembre 2022, précédé et suivi par d’autres massacres à Ntamugenga, Tongo, Kitchanga…, en Territoire de Rutshuru, dont le bilan dépasse 1.000 morts ;
- c’est pendant l’état de siège qu’il s’observe la prolifération des groupes armés en Ituri et au Nord-Kivu au point d’en dénombrer maintenant plus de 200 ;
- c’est pendant l’état de siège que l’on assiste à la flambée des conflits fonciers, suscitant ainsi de réflexe d’autodéfense de part et d’autre. Des cimetières sont profanés, des concessions et bâtiments publics sont spoliés à grande échelle ;
- néanmoins, c’est aussi pendant l’état de siège que l’on voit des recettes augmenter de près de 30%, une satisfaction pour la maîtrise de la mobilisation financière en Ituri et au Nord-Kivu.
Au sujet de cette maximisation des recettes, l’explication est simple : ce sont les hommes en uniforme qui s’illustrent dans la fraude sur tous les plans, du domaine minier au trafic d’influence en passant par l’intimidation. L’avènement des officiers généraux à la tête des Provinces avec des pouvoirs exceptionnels ne pouvait que créer la peur chez les criminels économiques de leurs rangs, que l’autorité civile ne pouvait sanctionner ;
- deux ans et 3 mois après l’instauration de l’état de siège, la situation sécuritaire reste la même si pas pire qu’avant, telle que démontrée ci-haut ;
Il apparaît clairement que le concept état de siège en lui-même n’est pas une panacée pour résoudre une crise. C’est plutôt le contenu qu’on lui donne et ce que les animateurs en font qui déterminent les résultats à atteindre.
Le Président de la République a clairement donné le contenu à l’état de siège.
Malheureusement, ceux qui en ont défini les actions opérationnelles ont tardé à répondre au souci du Président de la République et aux attentes du peuple.
C’est donc une expérience vécue qui enrichit la théorie sur les pistes de solution en temps des conflits armés.
- Des propositions
Maintenant que les résultats escomptés n’ont pas été atteints et que, par ailleurs, la menace sur l’intégrité reste réelle, il y a lieu de se projeter dans une nouvelle tentative qui lie à la fois actions diplomatiques, politiques et militaires.
Au niveau diplomatique et politique : poursuivre les processus de Nairobi et de Luanda car un pays ne peut se développer en vase clos.
Dans cette optique, il est nécessaire de mettre des moyens financiers dans le PDDRCS au lieu de se limiter à des déclarations d’intention.
Pour décrisper la situation politique du Nord-Kivu, il est important que la CENI ouvre les Bureaux de Réception et de Traitement de Candidatures (BRTC) à Goma, afin d’enregistrer les candidatures de Rutshuru et Masisi.
Même si l’enrôlement des électeurs n’a pas encore eu lieu, il faut préciser que la loi sur la répartition des sièges, votée par les deux Chambres du Parlement et promulguée par le Président de la République, a déjà fixé le nombre des sièges pour ces deux circonscriptions.
Rien n’empêche donc que les compétiteurs soient enregistrés en attendant l’enrôlement des électeurs. Cela donnerait de l’espoir aux populations de cette partie de la République qu’elles bénéficient de la même attention que d’autres et qu’il n’y a aucun schéma ayant pour but de les exclure du processus électoral.
Au niveau militaro-politique : il faut simplement mettre fin à l’état de siège et permettre le retour des civils à tous les niveaux de l’administration territoriale surtout que, outre les autorités élues au niveau Provincial, il y a de nouvelles autorités nommées à la tête des Villes, des Territoires et des Communes et qui constituent des maillons importants dans l’accompagnement de l’action militaire. Un militaire et/ou un policier ne peut continuellement diriger une entité administrative surtout que la Constitution et les Lois stipulent qu’ils sont soumis à l’autorité civile. Si eux-mêmes exécutent le pouvoir civil, à quelle autorité civile seront-ils alors soumis ?
Par ailleurs, la persistance des menaces sur l’intégrité du territoire appelle à des mesures particulières autres que l’état de siège. Nous proposons donc :
la création d’un Etat-Major Général avancé à Beni comme point central pour gérer les opérations en Ituri et au Nord-Kivu. En conséquence, rallonger l’aéroport de Beni jusqu’à 2 500 m, travaux possibles en 3 mois selon les études récentes.
Cet Etat-Major Général avancé doté des pouvoirs exceptionnels qui dérogent à l’organisation générale des forces armées est à placer sous le commandement direct du Commandant Suprême. Cela éviterait la lourdeur administrative, le tripatouillage décrié dans la gestion des fonds destinés aux opérations militaires (chaîne de dépense) et les interférences des échelons militaires ordinairement connus (Zones de défense, Région militaire, secteur opérationnel …).
Et cet Etat-Major Général avancé s’appuierait sur les autorités locales en termes des renseignements par le partage des moyens mis à disposition. A l’intérieur de cet Etat-Major Général avancé fonctionneraient deux centres de résistance, l’un à Goma et l’autre à Bunia.
Parallèlement, une stratégie de mise en oeuvre de la Réserve Armée de la Défense serait pilotée par l’Etat-Major Général avancé afin d’éviter la dilution des efforts consentis par la prolifération des groupes armés appelés « Wazalendo ».
En outre, s’agissant de deux Provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, il faudrait bien accepter exceptionnellement que les deux Gouverneurs Civils aient des Conseillers Militaires revêtus du grade de Colonel et ayant suivi la formation à l’école de commandement ou de guerre, afin d’assurer une bonne liaison avec l’Etat-Major Général avancé.
De même, une mesure de relocalisation des commandants ayant servi pendant plusieurs années sans interruption est à envisager pour renforcer les nouvelles dispositions, avec, à la clé, le déploiement de nouvelles unités combattantes issues des centres de formation. Pour cela, les nouvelles unités issues des centres d’instruction auraient leurs propres commandants choisis parmi les hauts officiers les ayant suivies pendant la période de formation plutôt que de se voir placer sous le commandement des personnes dont le comportement a toujours été décrié. Néanmoins, un conditionnement avec les anciennes unités combattantes est à envisager avant une relève complète.
Sous d’autres cieux et en temps de guerre, les familles des militaires s’inquiètent quand leurs fils et filles sont envoyés en opération.
Ce qui est paradoxal, c’est que, selon une enquête récente, quand c’est à l’Est de la RDC où un officier est envoyé en opération, il s’observe un effet contraire.
Sans vouloir jeter de l’opprobre sur la qualité exceptionnelle du travail abattu par des vaillants militaires qui perdent leur vie sur la ligne de front et pour avoir travaillé avec nombreux d’entre eux pendant une vingtaine d’années, je note tout de même que cela devrait interpeller l’Autorité sur la nature de cette attitude paradoxale qui hante les esprits de certaines personnes dont les fils et filles sont déployés dans les opérations sur les lignes de front.
Le travail exceptionnel réalisé par certains hommes en uniforme loyaux est dilué dans les pratiques vraisemblablement contraires à l’éthique et à la déontologie.
Mais, faudra-t-il qu’une enquête approfondie et sérieuse soit réalisée pour étayer les éléments qui permettraient de bien théoriser sur cette question aussi sensible.
Par ailleurs, il est important de lancer une vaste campagne de recrutement des policiers car une étude récente a démontré que dans certains espaces de l’Est du Pays, on trouve 1 policier sur plus de 150 km².
Aussi, avec les nouvelles autorités territoriales nommées, il faut rapidement une formation d’immersion avant toute prise de fonction.
De cette façon, la République Démocratique du Congo pourrait expérimenter une nouvelle aventure, cette fois-ci planifiée dans le temps et dans l’espace. Ces mesures particulières devraient ainsi faire l’objet des réunions stratégiques à la fin de la Table Ronde pour une période de mise en oeuvre ne dépassant pas 3 mois.
Fait à Kinshasa, le 15 août 2023
Julien PALUKU KAHONGYA
Politologue et Chercheur en Management des conflits armés