Mondial de futsal : Le Maroc en huitième de finale 

L’épopée se poursuit pour les champions d’Afrique en Ouzbékistan, dans le cadre de cette Coupe du Monde de Futsal de la FIFA. Les joueurs marocains ont réussi à atteindre brillamment les huitièmes de finale.

Maroc 6-3 Panamá

Buts : Soufiane El Mesrar (2′, 39′) Soufian Charraoui (6′, 17′) et Idriss Raiss El Fenni (22′, 36′) pour le Maroc ; Abdel Ortiz (16′), Aquiles Campos (27′), Alfonso Maquensi (33′) pour le Panamá

Joueur du match : Idriss Raiss El Fenni (Maroc)

Le Maroc a atteint les huitièmes de finale, mais les champions d’Afrique en titre n’ont pas suivi un parcours simple vers la phase à élimination directe, surtout lors de leur rencontre de ce jeudi contre le Panama.

Au summum de la révolte panaméenne, juste avant la pause, Abdel Ortiz a réduit le score à 2-1, poussant le Maroc à sérieusement remettre en question sa situation, tant il se sentait acculé dans sa propre moitié de terrain. De nouveau, en seconde période, alors qu’ils avaient réussi à prendre de l’avance avec un score de 4-1, les Lions de l’Atlas ont vu leur adversaire revenir à 4-3 grâce aux buts d’Aquiles Campos et d’Alfonso Maquensi.

Les Marocains peuvent se réjouir de compter dans leurs rangs des joueurs extrêmement talentueux capables de briller dans les moments décisifs. Soufiane Charraoui, ayant pris la relève du dynamique Soufiane El Mesrar en inscrivant un premier but à la 6e minute, a ensuite doublé la mise à la 17e minute, redonnant de l’élan à son équipe. Idriss Raiss El Fenni a également joué un rôle clé en deuxième période, permettant au Maroc de reprendre l’avantage avec un doublé. En fin de match, El Mesrar a complété la prestation en marquant son deuxième but, scellant ainsi une victoire qui propulse officiellement son équipe vers le tour suivant.




La CAF officialise la date de la 46e Assemblée Générale Ordinaire de la CAF à Addis-Abeba, Ethiopie

La Confédération Africaine de Football (“CAF”) a confirmé la date et l’heure de la 46e Assemblée Générale Ordinaire de la CAF qui se tiendra à Addis-Abeba, en Éthiopie le mois prochain.

La 46e Assemblée Générale Ordinaire de la CAF aura lieu le mardi 22 octobre 2024 à partir de 10h00 heure locale (07h00 GMT).

L’Éthiopie sera le pays hôte de l’Assemblée Générale Ordinaire de la CAF pour la première fois depuis 2017.

Ps : Une nouvelle fenêtre de demande d’accréditation des médias sera ouverte entre le dimanche 22 et le 27 septembre 2024.




Jean Pierre Lacroix appelle tous les acteurs à respecter le cessez-le feu du 4 août

Au terme de sa visite en République démocratique du Congo (RDC), le secrétaire général adjoint en charge des opérations de paix, Jean Pierre Lacroix a appelé tous les acteurs impliqués à soutenir les efforts diplomatiques en cours avec la mise en œuvre du cessez-le-feu, afin d’aboutir au retour de la paix dans l’Est de la RDC.

A Kinshasa, du lundi au mardi, M. Lacroix a rencontré, le chef de l’Etat congolais, S.E Felix Antoine Tshisekedi Tshilombo, le président de l’Assemblée nationale, Vital Kamerhe, la Première ministre Judith Suminwa Tuluka et la ministre des Affaires étrangères, Thérèse Kayikwamba Wagner. A cette occasion, il a salué l’excellente collaboration entre la République démocratique du Congo et les Nations Unies et abordé l’évolution future de la MONUSCO.

« Il est important de mener une réflexion sur une approche du désengagement tenant en compte les spécificités de la situation sécuritaire dans les différentes zones conformément à la volonté exprimée par les autorités congolaises au Conseil de sécurité en juillet 2024 », a-t-il déclaré.

Dans l’Est de la RDC, M. Lacroix a eu des échanges productifs avec les gouverneurs militaires du Nord-Kivu et de l’Ituri, le leadership de la Mission de la Communauté économique des Etats de l’Afrique australe (SAMIDRC) ainsi que le commandement du Mécanisme de vérification ad-hoc renforcé (MVA-R).

Le secrétaire général adjoint en charge des opérations de paix s’est rendu jeudi à Saké, à 27 kilomètres de Goma, afin de visiter la base de la MONUSCO. Il a exprimé son soutien aux casques bleus déployés sur la ligne de front. Vendredi, à Tchomia, dans le territoire de Djugu en Ituri, Jean Pierre Lacroix a visité un projet de cohésion sociale, axé sur la pisciculture, financé et soutenu par la MONUSCO. Cette initiative a pour objectif de faciliter la réinsertion socio-économique des anciens combattants et des femmes vulnérables avec la production de 40 000 tonnes de poissons tous les huit mois.

Durant son séjour en RDC, Jean Pierre Lacroix a eu des réunions avec les acteurs politiques, la société civile, y compris les confessions religieuses, la communauté diplomatique et les représentants des agences fonds et programme du système des Nations Unies en RDC.

M. Lacroix a par ailleurs appelé tous les groupes armés à déposer les armes et à désarmer sans condition afin de donner une chance aux processus politiques en cours.




La prospérité de masse et le dynamisme économique (Edmund Phelps)

En renouant avec les valeurs modernes, nous pourrons inverser le ralentissement de l’innovation

Pourquoi certaines nations connaissent-elles la prospérité de masse et d’autres non ? Pourquoi plusieurs nations occidentales –– d’abord le Royaume-Uni, puis les États-Unis, la France et l’Allemagne –– ont-elles vécu une remarquable période d’innovation, de croissance économique et de progrès humain à partir de 1890 environ ? Et pourquoi l’innovation s’est-elle essoufflée plus ou moins à partir des années 70 ?

La thèse que je développe dans mon livre La Prospérité de masse, paru en 2013, et qui est mise à l’épreuve dans la suite parue en 2020, intitulée Dynamism: The Values That Drive Innovation, Job Satisfaction, and Economic Growth (« Dynamisme : les valeurs qui favorisent l’innovation, la satisfaction au travail et la croissance économique »), est que les nations performantes sont celles qui ont développé un plus grand dynamisme –– c’est-à-dire le désir et la capacité chez leur population d’innover. La force derrière ce dynamisme de l’innovation, qui a poussé un grand nombre de personnes à concevoir des nouveautés, a été le développement et la diffusion de certaines valeurs modernes : l’individualisme, le vitalisme et un désir d’expression de soi.

L’individualisme (à ne pas confondre avec l’égoïsme) est le désir de jouir d’une certaine indépendance et de suivre sa propre voie. Ses origines remontent à la Renaissance. Au XVe siècle, le philosophe italien Giovanni Pico della Mirandola avançait que si Dieu a créé l’être humain à son image, alors nous devons, dans une certaine mesure, être doués de sa créativité. Autrement dit, Pico pressentait une sorte d’individualisme en tant que point de départ du développement de chacun. Martin Luther contribua à répandre cet esprit d’individualisme en soutenant, lors de la Réforme, qu’il appartenait à chacun de lire et d’interpréter la Bible. D’autres penseurs encore se sont faits le porte-voix de l’individualisme, par exemple Ralph Waldo Emerson avec sa notion de confiance en soi, ou encore George Eliot, qui incarnait l’esprit de rupture avec les conventions.

Le vitalisme, quant à lui, traduit l’idée que le fait de prendre l’initiative d’« agir sur le monde », pour reprendre la terminologie du philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel, nous fait nous sentir vivants, dans la délectation de nos découvertes et de nos entreprises dans l’inconnu. Un esprit vitaliste a déferlé sur l’Italie, puis la France, l’Espagne et, plus tard, la Grande-Bretagne, pendant la période des Grandes découvertes, du XVe au XVIIe siècle. On le retrouve dans l’œuvre du grand sculpteur Benvenuto Cellini, assoiffé de compétition, dans le Don Quichotte de Cervantès, quand Sancho Panza, privé de défis, va jusqu’à lutter contre des obstacles imaginaires pour avoir l’impression d’accomplir quelque chose, et plus tard chez le philosophe français Henri Bergson, pour lequel les individus stimulés par les courants de la vie, impliqués dans des projets qui les mettent au défi, se transforment dans le cadre d’un processus de « devenir ».

L’expression de soi, enfin, renvoie à la satisfaction que nous procure le recours à notre imagination et à notre créativité –– l’expression de nos pensées, la démonstration de nos talents. Lorsque, pris d’inspiration, on imagine ou on crée quelque chose de nouveau ou une nouvelle façon de faire, on peut révéler une part de notre être profond.

Les valeurs modernes

Les économies modernes se sont formées dans les nations où les valeurs modernes ont émergé. Ces économies avaient pour moteur intrinsèque le discernement, l’intuition et l’imagination de populations modernes –– des populations qui, comme j’aime à le dire, étaient essentiellement composées de personnes ordinaires travaillant dans différents secteurs. Chez ces nations dynamiques, ce n’était pas seulement le taux d’innovation qui était plus élevé, c’étaient aussi les degrés de satisfaction au travail et de bonheur lié aux aspects gratifiants non pécuniaires tels que le sentiment d’accomplissement ou le fait d’utiliser son imagination pour créer des choses nouvelles ou surmonter des difficultés. Ces nations étaient propices à la prospérité de masse.

Au contraire, dans les sociétés où prévalaient des valeurs traditionnelles comme le conformisme, la crainte de prendre des risques, les services rendus à autrui et l’attention portée aux gains matériels plutôt qu’aux gains de l’expérience, le dynamisme était rare, et l’innovation et la satisfaction au travail étaient moins fréquents.

Ai-je des preuves à l’appui de ma théorie ? Dans Dynamism, les calculs de l’un de mes coauteurs, Raicho Bojilov, révèlent que pendant à peu près un siècle, l’innovation était constamment abondante dans certains pays et rare dans d’autres. Pendant la période de forte innovation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale (et qui est comparable de ce point de vue à celle qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre mondiale), le taux d’innovation endogène était particulièrement élevé aux États-Unis (1,02), au Royaume-Uni (0,76) et en Finlande (0,55), mais particulièrement faible en Allemagne (0,42), en Italie (0,40) et en France (0,32).

L’analyse de 20 pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques réalisée par un autre coauteur, Gylfi Zoega, montre que les pays dont la population adhère fortement aux valeurs modernes –– les États-Unis, l’Irlande, l’Australie, le Danemark et, dans une moindre mesure, la Suisse, l’Autriche, le Royaume-Uni, la Finlande et l’Italie –– présentent un taux d’innovation endogène relativement élevé, conformément à ma théorie.

Gylfi Zoega démontre également par les statistiques que les valeurs ont de l’importance. Il constate que non seulement la confiance –– valeur qui n’est ni moderne ni traditionnelle à mon avis –– est importante, mais aussi « la volonté de prendre des initiatives, le désir de réussir dans son travail, l’enseignement aux enfants de l’indépendance et l’acceptation de la concurrence contribuent à la performance économique (…) mesurée par la croissance de la PTF (productivité totale des facteurs), la satisfaction au travail, la participation des hommes à la vie active, et l’emploi ». Au contraire, lorsque l’on enseigne aux enfants l’obéissance, on réduit la performance économique.

Malheureusement, cette croissance autrefois spectaculaire s’est essoufflée. Selon les calculs de Raicho Bojilov, la croissance cumulée de la PTF aux États-Unis sur 20 ans est passée de 0,381 sur la période 1919–39 à 0,446 pour 1950–70, puis à 0,243 pour 1970–90 et 0,302 pour 1990–2010.

Ce ralentissement de l’innovation et de la croissance ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu d’innovation depuis les années 70 –– citons par exemple les progrès phénoménaux de l’intelligence artificielle (IA), ou encore les véhicules électriques. Cependant, la plupart de ces innovations proviennent du berceau des technologies de pointe en Californie, la Silicon Valley, qui ne représente qu’une petite partie de l’économie : selon les estimations récentes de Daron Acemoglu, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’augmentation de la production économique des États-Unis permise par l’IA ne dépassera pas 1 % au cours des dix prochaines années.

La disparition de l’innovation

Le coût économique pour l’Occident de la disparition de l’innovation est considérable. La quasi-stagnation des salaires qui en découle nuit au moral des travailleurs, qui ont grandi dans la croyance que leur salaire augmenterait suffisamment pour leur assurer un niveau de vie meilleur que celui de leurs parents. Les investissements de capitaux se heurtent à des retours toujours plus faibles qui ne sont plus compensés par des progrès techniques impressionnants, ce qui décourage en grande partie la formation de capital. Les taux d’intérêt réels se sont affaissés, et le prix de bon nombre de biens, immobiliers notamment, n’a cessé d’augmenter de 1973 à 2019, rendant plus difficile que jamais l’accession à la propriété.

Le coût social est lui aussi très important. Selon les données de l’Enquête sociale générale des États-Unis, la satisfaction au travail dans le pays est en diminution constante depuis 1972. Dans le livre Morts de désespoir, Anne Case et Angus Deaton exposent des données montrant la flambée du désespoir en Amérique et établissent un lien entre cette situation et l’évolution de l’économie.

Je suis convaincu que le déclin de l’innovation et de ses retombées positives est imputable en grande partie à l’effritement de ces valeurs modernes qui alimentent le dynamisme de la population. Comme je l’explique dans La Prospérité de masse, l’essor épouvantable de la « culture de l’argent », pour reprendre un terme du philosophe américain John Dewey, est de nature à affaiblir le dynamisme d’une nation.

Je trouve encourageant que d’autres souhaitent développer mes idées sur le rétablissement du dynamisme économique. Ainsi, Melissa Kearney, directrice de l’Aspen Economic Strategy Group, a réorienté vers le renforcement du dynamisme les recherches de l’organisation, autrefois concentrées sur la résilience.

Il sera ardu de renouer avec ces valeurs et d’inverser le ralentissement de l’innovation. Il faudra que les économistes façonnent une économie hautement dynamique qui permette l’accès à la prospérité de masse à partir des classes populaires.




Economie et contes de fées (Zachary Carter)

Keynes voyait dans les idéaux des institutions de Bretton Woods une victoire de l’esprit humain

L’un des discours les plus enjoués qu’ait prononcés John Maynard Keynes au cours de ses trente années de vie publique fut également l’un de ses derniers. À Savannah, en Géorgie, dans la tiédeur de l’hiver finissant, Keynes demanda un jour à son auditoire d’économistes, de juristes et de diplomates, assemblé au beau milieu des guirlandes de mousse espagnole, de penser un instant aux fées de « La Belle au bois dormant ».

Que pourrait-on bien demander à ces esprits bienveillants lors du « baptême » de ses « jumeaux » bien-aimés, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ? Il espérait trois présents de circonstance. Premièrement, un manteau bigarré, pour que les deux nouvelles institutions n’oublient jamais qu’elles appartiennent au monde entier. Deuxièmement, un cocktail de vitamines, pour les rendre énergiques et intrépides. Enfin, le don de sagesse, de patience et de discrétion, pour gagner la confiance des populations dans le besoin.

Bien que cela ait pu échapper à son auditoire, l’invocation de « La Belle au bois dormant » était davantage qu’une vue de l’esprit pour Keynes ; il s’agissait d’une allusion littéraire visant à réaffirmer ce qu’il considérait comme la raison d’être profonde de ce qu’il est convenu d’appeler les institutions de Bretton Woods. Avant que Walt Disney ne l’adapte au cinéma en 1959, la version la plus connue de « La Belle au bois dormant » était le somptueux ballet du compositeur russe Tchaïkovski, inspiré d’un conte allemand des frères Grimm, qui en avaient emprunté la trame à un récit populaire médiéval français. Aucune nation ne pouvait en revendiquer la paternité exclusive : l’intemporalité de l’histoire était un produit de son internationalisme.

Fraternité humaine

Au moins pour Keynes, le FMI et la Banque mondiale incarnaient un idéal géopolitique plus précieux qu’une quelconque motion d’ordre technique ou administratif. En effet, il voyait dans les institutions de Bretton Woods une victoire de l’esprit humain, alors même que nombre de ses propres propositions furent rejetées durant les multiples cycles de négociations. En 1944, à l’issue de la conférence organisée dans les montagnes du New Hampshire, il fit part à Richard Hopkins, responsable du Trésor britannique, de son engouement pour ce qu’il considérait comme une expérience de coopération internationale remarquablement réussie. Il déclara à la conférence que les pays avaient appris à travailler ensemble. S’ils pouvaient continuer ainsi, le cauchemar dans lequel la plupart des participants avaient passé une trop grande partie de leur vie prendrait fin. La fraternité humaine deviendrait davantage qu’un simple mot.

L’une des grandes épreuves intellectuelles auxquelles Keynes fit face au cours des quinze dernières années de sa vie fut de faire comprendre aux économistes que la théorie de l’avantage comparatif de David Ricardo ne se substituait pas à ce mode de coopération, de réciprocité et d’échange culturel. L’économie mondiale ne consistait pas en deux produits, comme dans le célèbre raisonnement de Ricardo, et les progrès technologiques avaient réduit l’importance des gains d’efficacité que pouvait générer la libéralisation des échanges commerciaux. Quand, à Bretton Woods, le secrétaire d’État des États-Unis, Cordell Hull, prétendit que le libre-échange était la solution aux ravages de la guerre, Keynes railla ce qu’il estimait être les propositions folles de M. Hull. Ce qui comptait, de manière générale, ce n’était pas tant de supprimer les droits de douane que de préserver un certain équilibre et de reconnaître que tous les pays n’avaient pas les mêmes besoins de développement.

Pour relever les défis de notre siècle, les pouvoirs publics ne peuvent pas se contenter de s’inspirer des instruments employés ces dernières décennies.

À la fin des années 40, il était nécessaire de reconstruire les régions dévastées par la guerre et d’industrialiser les pays pauvres, qui avaient été exclus de la croissance fulgurante dont l’Europe et les États-Unis avaient bénéficié depuis le début du siècle. Les importations bon marché pouvaient permettre aux pays de se procurer des biens qu’ils ne pouvaient pas produire eux-mêmes, mais la mise en place de droits de douane pouvait également les aider à développer ou à reconstruire leurs secteurs industriels endommagés par la guerre. Selon Keynes, aucune loi d’airain ne pouvait dicter quel choix était le plus judicieux dans telle ou telle circonstance.

Aujourd’hui, la crise climatique a créé de nouveaux besoins en matière de développement, même pour les pays les plus riches. Aucune nation ne peut espérer atténuer la menace qui pèse sur la planète sans rapidement mettre au point et déployer de nouvelles technologies propres. Pour relever les défis de notre siècle, les pouvoirs publics ne peuvent pas se contenter de s’inspirer des instruments employés ces dernières décennies. Cela est particulièrement vrai en matière de commerce international : désormais, les droits de douane, les subventions et les entreprises publiques — si souvent décriés par les économistes, qui y voient des obstacles à l’innovation et à la concurrence — joueront certainement un rôle essentiel dans le développement et le bon fonctionnement d’un marché industriel mondial respectueux de l’environnement. Pour l’instant, les technologies vertes représentent un secteur naissant qui nécessite beaucoup plus de protection que de discipline.

Principes et platitudes

La plus grande crainte que nourrissait Keynes au sujet du FMI et de la Banque mondiale — qu’il exprima implicitement dans son discours de Savannah, lorsqu’il fit référence à la méchante fée Carabosse, et plus explicitement dans les dépêches qu’il envoya en Angleterre — était que les « jumeaux » ne deviennent des instruments de la puissance américaine plutôt que des organismes internationaux véritablement indépendants. Finalement, en raison du refus de l’Union soviétique de ratifier les accords de Bretton Woods, la Banque mondiale et le FMI se sont retrouvés à ne représenter qu’un seul des deux camps qui s’affrontèrent pendant la guerre froide. En l’absence de certaines formes d’interventions et de protections dans les échanges commerciaux, les principes de l’avantage comparatif ricardien favoriseront toujours les premiers entrants dans le domaine des technologies vertes, et seules quelques nations privilégiées récolteront tous les fruits du développement. Dans de telles conditions, la domination de quelques-uns remplacera la coopération entre tous.

Il ne tient qu’à nous de construire l’avenir que nous souhaitons. En aidant leurs différents pays membres à mettre en œuvre une large palette de politiques économiques dans le but de maîtriser de nouvelles technologies et d’acquérir de nouvelles compétences, les institutions de Bretton Woods peuvent être un vecteur de transformations, non seulement dans la lutte contre le changement climatique, mais aussi au service de la concorde internationale. C’est un rôle que seules des institutions internationales peuvent jouer avec quelque chance de succès.

À Savannah, Keynes était conscient que ses propos sur la coordination et la coopération internationales relevaient d’un vœu pieu, extrêmement difficile à réaliser. Il est souvent difficile de distinguer, à première vue, les grands principes des vaines platitudes ; les grands idéaux ne se révèlent qu’à force de persévérance dans les discours et de dévouement dans les actes. Cela sera particulièrement vrai pour la mise en œuvre d’une politique de développement respectueuse du climat, qui se fonde sur de rares principes universels, mais comporte des paramètres particuliers d’une grande complexité. Une solution judicieuse pour un certain pays ou une technologie donnée ne le sera pas nécessairement pour d’autres. Cependant, si une institution internationale peut exister pendant 80 ans et survivre à la guerre froide et au XXe siècle, alors il n’est pas déraisonnable d’espérer qu’elle puisse servir d’enceinte de coopération innovante au cours des 80 prochaines années. Comme Keynes à Savannah, souhaitons que cela soit de bon augure, quoi qu’en décident les fées.




Nous devons placer notre espoir dans le multilatéralisme (Gordon Brown)

Ce n’est qu’en œuvrant de concert que les pays pourront éviter la fragmentation et l’intensification des crises

« Ceux qui ne se tournent que vers le passé ou vers le présent sont certains de manquer l’avenir. » Ces mots prononcés par le président John F. Kennedy il y a 60 ans sont de nouveau chargés d’actualité. Chaque année qui passe expose un peu plus les failles de notre paradigme économique suranné et le besoin évident de changement.

Qu’il s’agisse du changement climatique ou de la poussée des menaces informatiques, les défis d’ampleur mondiale qui appellent des solutions à la même échelle sont omniprésents. Dans le même temps, nous assistons à l’effondrement des trois piliers du système mondial post-guerre froide : l’unipolarité, l’hypermondialisation et l’économie néolibérale. Ces changements profonds font le terreau d’une nouvelle vague de nationalisme populiste incarné par les mouvements de type « America First », « Russia First », « India First », « China First » et bien souvent « mon pays seul avant tout » qui apparaissent à travers le monde.

D’abord, notre monde unipolaire est en train de céder la place à un monde multipolaire — non pas un monde où plusieurs États sont de puissance équivalente, mais plutôt un monde caractérisé par de multiples centres de pouvoir. Il y a vingt ans, le président Poutine aurait-il envahi l’Ukraine ? Un Premier ministre israélien aurait-il tenu aussi longtemps en ignorant l’avis du président des États-Unis ? Les dirigeants arabes auraient-ils refusé de rencontrer un président des États-Unis en déplacement au Moyen-Orient ?

Il y a aujourd’hui des pays qui, libérés de ce qu’ils voyaient comme un carcan unipolaire, ont le sentiment qu’ils peuvent se permettre de miser sur plusieurs chevaux, se garder de prendre parti, et jouer les arbitres. Cela s’est manifesté de manière spectaculaire lorsque la moitié du monde, essentiellement des pays non occidentaux, a refusé de soutenir l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose à la Russie. À ce jour, seuls 45 pays appliquent des sanctions contre la Russie. Il paraît possible de choisir le non-alignement ou le multi-alignement et de jouer sur les désaccords entre les grandes puissances. Et comme le démontre le développement du groupe des BRIC, qui est passé de cinq à dix membres et devrait en accueillir d’autres prochainement, la tendance est aux liaisons opportunistes et potentiellement dangereuses.

Ensuite, nous sommes aussi en train de passer d’un monde néolibéral caractérisé par l’économie du libre-échange à un monde davantage mercantiliste, défini par le « friend-shoring » — l’économie d’affinité — des Américains, le « dérisquage » des Européens et l’« autosuffisance » des Chinois. Sur ce fond de montée du protectionnisme, les États interviennent bien plus dans la politique économique — ils ne se contentent pas d’augmenter les droits de douane, ils interdisent certaines importations, certaines exportations, certaines technologies ou certains investissements, et ils imposent des sanctions.

L’année dernière, près de 3 000 restrictions commerciales ont été imposées dans le monde. Selon le FMI, les pertes résultant de cette fragmentation accrue des échanges commerciaux pourraient représenter un coût à long terme de près de 7 % du PIB mondial, sans parler du ralentissement de la coopération sur des questions d’intérêt planétaire telles que la transition écologique et l’IA.

Un ordre mondial régi par la loi du plus fort

Enfin, nous sommes passés d’une hypermondialisation débridée à une mondialisation entourée de plus de contraintes, où il faut désormais tenir compte des questions de sécurité, des considérations environnementales et de l’équité. Les banques centrales ne sont plus les seuls maîtres du jeu, et le règne de la loi cède la place à la loi du plus fort. Cela ne signifie pas pour autant que la mondialisation s’inverse ou ralentisse, comme le démontre le développement du commerce de services dans le monde. Ce qui se passe, c’est que plus de 100 pays ont adopté une politique industrielle nationale, et que plus de 2 500 mesures protectionnistes ont été prises rien que l’année dernière.

Dans les politiques d’achat, le « au cas où » a remplacé le « juste à temps », l’accent étant mis désormais sur la résilience et la sécurité de l’approvisionnement plutôt que sur le prix. Des pays qui échangent avec la Chine mais souhaitent atténuer leur dépendance vis-à-vis d’un seul producteur adoptent une stratégie « Chine plus un », plus deux, plus trois, plus quatre, ou même plus cinq, et réorientent leurs commandes pour exportation vers le Viet Nam, le Bangladesh, le Mexique et d’autres pays.

Alors que l’on estime que la croissance mondiale se situera à 2,8 % à l’horizon 2030, soit nettement en dessous de la moyenne historique de 3,8 %, le FMI avertit dans ses Perspectives de l’économie mondiale que les années 2020 risquent d’être la pire décennie de l’histoire récente en la matière. La montée du protectionnisme ne fera que diminuer la croissance mondiale au moment où un accroissement de la coopération s’impose pour stimuler les échanges commerciaux et la prospérité. L’extrême pauvreté , censée être éradiquée à d’ici 2030 en vertu des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, touche actuellement quelque 700 millions de personnes. Au rythme actuel, 600 millions de personnes vivront encore dans la pauvreté en 2030.

Dans les années 30, autre période de repli, Winston Churchill disait des dirigeants qu’ils étaient « résolus à être irrésolus, inflexibles dans leur dérive, solidement fluides, tout puissamment impuissants ». De nos jours, la déception des populations à l’égard de leurs dirigeants trouve son reflet dans le nationalisme populiste : les électeurs attribuent leur sort à la mondialisation alors que la faute revient à notre incapacité à la gérer correctement.

La déception des populations à l’égard de leurs dirigeants trouve son reflet dans le nationalisme populiste : les électeurs attribuent leur sort à la mondialisation alors que la faute revient à notre incapacité à la gérer correctement.

Or les politiques qui attisent les tensions, les accords commerciaux et sécuritaires éphémères et les alliances de passage ne mèneront pas les pays très loin. Pour tous les continents, l’avenir économique passera plutôt par un système international stable. Fût-ce pour des raisons différentes, tous ont besoin d’un ordre multilatéral : l’Europe parce qu’elle dépend du commerce ; les pays en développement parce qu’ils ne pourront réaliser leur potentiel économique sans bénéficier d’un transfert de ressources depuis les pays développés ; les pays à revenu intermédiaire parce qu’ils ne veulent pas être forcés de choisir entre la Chine et les États-Unis — et la Chine elle-même ne pourra rejoindre les rangs des pays à revenu élevé sans un marché d’exportation porteur.

L’Amérique aussi bénéficiera d’un renforcement de l’ordre multilatéral. Les États-Unis ne se trouvent plus dans un monde unipolaire où ils pourraient espérer triompher par l’action unilatérale. Ils sont plutôt le chef de file évident d’un monde multipolaire qui progressera grâce aux institutions multilatérales qu’ils ont eux-mêmes créées.

Renforcer le multilatéralisme

L’Organisation mondiale du commerce devrait mettre à profit les compétences certaines de sa directrice générale, Ngozi Okonjo-Iweala, afin de résoudre les différends commerciaux par la conciliation, l’arbitrage et la négociation, en s’écartant de son système d’appel devant des juges, trop légaliste et désormais inopérant.

Dans le même temps, le FMI devrait renforcer son rôle de prévention et de résolution des crises. Sous le leadership fort de Kristalina Georgieva, il devrait mettre davantage l’accent sur son rôle crucial de système d’alerte précoce pour l’économie mondiale, mobiliser sa capacité de prêt de 1 000 milliards de dollars pour mieux assurer ses membres contre les chocs économiques, négocier un mécanisme de restructuration de la dette souveraine nettement amélioré, et tisser ainsi un filet de sécurité financier mondial plus englobant.

Avec 59,1 % des droits de vote détenus par des pays qui représentent 13,7 % de la population mondiale tandis que l’Inde et la Chine n’en ont que 9 % à elles deux, le FMI doit aussi réformer ses statuts.

La Banque mondiale doit quant à elle devenir, comme l’a proposé son dynamique nouveau président, Ajay Banga, une banque de biens publics mondiaux axée sur la gestion du capital humain et de l’environnement. Selon les estimations, les marchés émergents et les économies en développement, à l’exclusion de la Chine, auront besoin de 3 000 milliards de dollars par an d’ici à 2030 pour financer l’action climatique et la réalisation des ODD, dont 2 000 milliards devront être réunis au niveau national et 1 000 milliards devront être obtenus de sources extérieures.

Le rapport Summers–Singh du G20 propose une augmentation annuelle de 260 milliards de dollars de l’apport des banques multilatérales de développement. Afin de soutenir et de compléter cette démarche, il faudra mobiliser des mécanismes financiers novateurs, notamment le recours aux garanties pour écarter les risques liés à l’investissement privé et le faire passer à l’échelle supérieure. La Banque mondiale et les banques multilatérales de développement devront obtenir davantage de fonds de la part de leurs membres au moyen d’une augmentation de leurs fonds propres.

Le Groupe des Sept est trop restreint pour piloter l’économie mondiale : le Groupe des Vingt (G20) devrait donc jouer le rôle pour lequel il était prévu, celui d’un forum de premier plan pour la coopération économique mondiale. Pour y parvenir, il lui faudra, d’une part, devenir plus représentatif grâce à un système électif et, d’autre part, créer un secrétariat professionnel apte à assurer la continuité des politiques d’année en année.

Dans les temps difficiles, il est essentiel de conserver l’espoir. Le traité sur l’interdiction des essais nucléaires de Kennedy dans les années 60, la démarche de réduction des armes nucléaires de Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev dans les années 80, les efforts multinationaux de prévention de l’appauvrissement de la couche d’ozone dans les années 90, le sommet du G20 de 2009 axé sur la stabilisation de l’économie mondiale et, plus récemment, l’accord de Paris sur le climat sont autant de preuves du potentiel de coopération au niveau mondial. Mais la clef du succès sera un leadership visionnaire et la volonté de collaborer.

Deux voies s’offrent à nous : l’une mène vers la fragmentation du monde et l’intensification des crises ; l’autre, si nous œuvrons de concert, vers la prospérité, le progrès et l’espoir. Pour ma part, je choisis l’espoir.

Cet article est tiré d’un discours prononcé par l’auteur lors de la conférence sur la conduite du changement structurel organisée en avril 2024 par le PIIE et le FMI.




Fixer un cap à la politique économique (Mariana Mazzucato)

La politique industrielle moderne doit façonner les marchés et ne plus se contenter de remédier à leurs défaillances

La crise climatique s’aggrave : les températures devraient augmenter d’au moins 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels d’ici à la fin du siècle. Le réchauffement mondial a des effets effroyablement destructeurs — et bien souvent irréversibles — sur la planète, les populations et l’activité économique. Or nous sommes loin d’avoir atteint le niveau minimum de 5 400 milliards de dollars annuels de financement de l’action climatique fixé pour 2030, montant nécessaire pour conjurer les pires effets du réchauffement de la planète.

Il n’est pas inutile de rappeler ce qui est pourtant une évidence, à savoir que cette crise n’a rien d’un accident, mais découle directement de la manière dont nous avons conçu le fonctionnement de l’économie, et en particulier des relations qui existent entre les entités privées et les institutions publiques. Cela signifie que nous sommes capables d’agir en redéfinissant ces relations pour faire passer le bien-être de la planète et des populations avant toute autre considération. Cependant, pour y parvenir, nous devons faire davantage que remédier aux défaillances des marchés et combler les « écarts de financement » : nous devons désormais influer sur le fonctionnement des marchés et penser les financements en termes qualitatifs, et non plus seulement quantitatifs. Il nous faut élaborer des politiques publiques de nature à orienter l’activité économique vers des objectifs ambitieux, en maintenant un cap clair mais sans préjuger de la manière d’atteindre ces objectifs. Il n’est plus question de se contenter d’effectuer des transferts monétaires et d’« uniformiser les règles du jeu ».

Une nouvelle façon d’envisager l’économie s’impose, ainsi qu’une modernisation des politiques industrielles. Les pouvoirs publics doivent prendre conscience que la croissance économique ne vaut la peine que si elle est durable et inclusive. La croissance se définit par son taux, mais également par sa direction. Pour lutter contre le changement climatique, nous devons prendre en compte ces deux dimensions. Il n’y a pas d’emplois sans croissance, mais si cette croissance n’est pas orientée dans une certaine direction, ces emplois peuvent contribuer au changement climatique et à l’exploitation de la main-d’œuvre. C’est aux États, garants du bien commun, qu’il incombe d’orienter la croissance et de façonner les marchés en vue d’assurer l’équité et la neutralité carbone.

Qu’est-ce que tout cela implique ? Cela implique de repenser les politiques publiques et les contrats, de forger de nouveaux partenariats entre les secteurs public et privé, de se doter d’instruments et d’institutions adaptés, et d’investir dans les services publics.

La croissance économique ne vaut la peine que si elle est durable et inclusive.

Mission économie

Par le passé, les États mettant en œuvre des politiques industrielles tentaient de faire émerger des champions nationaux en sélectionnant les entreprises les plus performantes dans différents secteurs ou technologies, ce qui s’est souvent traduit par des résultats mitigés. Les stratégies industrielles modernes doivent fonctionner différemment. Plutôt que de sélectionner les plus performants, il s’agit de choisir les plus volontaires, en leur confiant des missions claires — comme la résolution de la crise climatique ou la préparation aux pandémies —, puis de façonner l’économie et les marchés au service de ces objectifs (Mazzucato, 2021).

Tous les pans de l’activité économique doivent innover et se transformer, et non pas seulement quelques secteurs triés sur le volet. Dans les années60, la mission de la NASA d’exploration de la lune n’a pas impliqué la seule industrie aérospatiale, mais elle a également nécessité des investissements dans la nutrition et les matériaux, entre autres ; de la même manière, les missions d’aujourd’hui en faveur du climat exigent des innovations dans l’ensemble des secteurs d’activité. Cela signifie que nous devons transformer nos manières de nous nourrir, de nous déplacer et de construire. Une stratégie industrielle fondée sur des missions est à même de jouer le rôle de catalyseur de ces transformations.

Certains des dirigeants qui ont choisi de mettre en place des politiques industrielles axées sur des missions commettent l’erreur de croire que la croissance constitue une mission en soi. En réalité, l’amélioration des résultats macroéconomiques, que permettent de mesurer le PIB, la productivité ou la création d’emplois, doit bien plutôt être considérée comme la résultante de toute mission bien conçue.

Cela tient au fait que les États peuvent à la fois stimuler la croissance et l’orienter en adoptant une approche axée sur l’idée de mission. Du fait de leurs retombées positives et de leurs effets multiplicateurs, des investissements publics initiaux peuvent voir leurs effets sur le PIB s’amplifier avec le temps. Ils peuvent jouer un rôle de catalyseur d’innovation dans de multiples secteurs en entraînant à leur suite l’investissement privé, ce qui est particulièrement important dans les pays où les entreprises investissent peu d’argent dans la recherche et le développement (Mazzucato, 2018). Cette dynamique est susceptible de faire émerger des solutions novatrices aux plus pressants de nos problèmes, comme l’impératif de neutralité carbone. Toutefois, ces retombées positives ne se matérialiseront que si la collaboration entre les secteurs public et privé s’effectue sur des bases saines, de nature à donner la priorité au bien commun.

À l’heure actuelle, ni les pouvoirs publics ni les sociétés privées ne sont parvenus à effectuer les changements que nécessite la lutte contre le changement climatique. En 2022, le montant des subventions aux combustibles fossiles à l’échelle mondiale s’élevait à 7000 milliards de dollars. D’ici fin 2030, on estime que les vingt premières sociétés pétrolières du monde devraient investir 932milliards de dollars dans l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers et gaziers.

Faute d’un changement de cap des pouvoirs publics, il est évident que de nombreuses sociétés continueront à privilégier leurs superbénéfices plutôt que d’investir dans des activités productives ou de modifier leurs pratiques dans le sens d’un plus grand respect des objectifs climatiques. Elles continueront aussi de creuser le fossé entre les plus riches et les plus pauvres. L’année dernière, les sociétés du S&P 500 ont transféré 795,2milliards de dollars à leurs actionnaires en procédant à des rachats d’actions ; la moitié de ce montant est imputable aux vingt plus grosses entreprises de l’indice. Cinq des plus grandes entreprises énergétiques mondiales cotées en bourse ont transféré en2023 un montant de 104 milliards de dollars par le biais de rachats d’actions et de versement de dividendes. Pendant ce temps, la part du revenu total échue aux travailleurs a reculé de 6 points de pourcentage depuis 1980.

Conditions contractuelles

En choisissant de faire figurer telle ou telle clause dans les contrats régissant la collaboration entre les secteurs public et privé, les États disposent d’un outil puissant pour changer les choses. Les entreprises ne devraient pouvoir toucher des fonds publics et bénéficier d’autres avantages (subventions, prêts, prises de participation, allégements fiscaux, passation de marchés publics, dispositions réglementaires, droits de propriété intellectuelle, etc.) qu’à la condition qu’elles adoptent un comportement conforme aux objectifs des missions que leur fixent les pouvoirs publics. Le retour des politiques industrielles, qui voit des milliards de dollars de fonds publics affluer vers le secteur privé, est l’occasion d’établir un nouveau contrat social entre les secteurs public et privé, d’une part, et entre le capital et le travail, d’autre part.

Ces clauses doivent être conçues et calibrées avec soin, de manière à maximiser le bien public, mais sans fixer des conditions trop spécifiques qui risqueraient d’étouffer l’innovation (Mazzucato et Rodrik, 2023). Par exemple, la puissance publique pourrait exiger des promoteurs immobiliers qu’ils respectent d’ambitieux critères de neutralité carbone. En revanche, ils conserveraient la liberté de choisir les moyens d’y parvenir (conception de logements passifs, grandes constructions en bois, logement modulaire, utilisation de béton bas carbone, etc.).

Les conditions fixées peuvent prendre de nombreuses formes. Elles peuvent orienter les entreprises vers la poursuite d’objectifs d’utilité publique, comme la neutralité carbone, un accès abordable aux produits et services générés, le partage des bénéfices, ou le réinvestissement des bénéfices dans des activités productives comme la recherche et le développement plutôt que dans des activités improductives comme les rachats d’actions.

De telles clauses sont trop peu utilisées, mais elles n’ont rien de neuf. Quand il a fallu procéder au sauvetage financier d’Air France, l’État français a imposé à l’entreprise de réduire les émissions par passager, ainsi que le nombre de ses vols intérieurs. Dans le cadre de son programme de rénovation et d’efficacité énergétique, la banque nationale de développement allemande, la KfW, octroie des prêts à faible taux d’intérêt aux entreprises qui consentent à décarboner leurs activités. Elle responsabilise et incite les entreprises bénéficiaires en leur accordant des remises allant jusqu’à 25 % de leur dette pour tout bâtiment qui remplit les critères énergétiques convenus : plus les constructions s’avèrent efficaces sur le plan énergétique, plus les remises de dette sont importantes.

Aux États-Unis, les entreprises ne peuvent bénéficier de financements au titre du CHIPS and Science Act, dispositif essentiel de la stratégie industrielle du gouvernement de Joe Biden, que dès lors qu’elles s’engagent dans la lutte contre le changement climatique et dans le développement de la main-d’œuvre. Elles doivent également proposer à leurs employés des services de garde d’enfants à un prix abordable, leur verser un certain niveau de salaire de référence, investir dans la vie locale en consultation avec différentes parties prenantes, et partager une part de leurs bénéficies au-delà d’un seuil préétabli, pour tout niveau de financement supérieur à 150 millions de dollars. Les entreprises procédant à des rachats d’actions n’ont pas droit aux financements au titre du CHIPS Act, et la loi décourage cette pratique pour une période de cinq ans.

Il s’agit de dispositions importantes qui n’ont pas empêché les entreprises de demander des financements, contrairement aux critiques des sceptiques qui dénoncent un dispositif « fourre-tout ». Cet argument serait recevable si le dispositif prévoyait trop de conditions difficiles à réunir. Or ce qui compte, pour qu’un système fonctionne bien, c’est qu’il soit conçu intelligemment ; si cela suppose la présence d’une multiplicité de dispositions qui n’entraînent aucun coût supplémentaire, pourquoi s’en priver ?

Une critique plus fondée du CHIPS Act consiste à expliquer que les conditions fixées par la loi ne vont peut-être pas assez loin, dans la mesure où elles permettent une souplesse considérable dans la négociation confidentielle d’engagements précis, au cas par cas. Les syndicats ont demandé que l’octroi de financements soit conditionné à l’amélioration des conditions de travail.

Financements publics stratégiques

Une approche stratégique de la commande publique constitue un autre outil puissant. Le total mondial des budgets consacrés aux marchés publics s’élève à près de 13000milliards de dollars par an, soit entre 20 et 40% des dépenses publiques nationales dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La commande publique peut favoriser l’émergence de nouveaux marchés et encourager l’innovation et les investissements dans un sens qui correspond aux priorités fixées par les pouvoirs publics. Cependant, par le passé, la commande publique s’est principalement préoccupée de questions relatives à l’efficience, à l’équité, à la baisse des coûts, à la gestion des risques et à la lutte contre la corruption. C’est pour cette raison que la passation des marchés publics est souvent confiée à des juristes et à des financiers, plutôt qu’à des équipes envisageant l’action publique sous un angle stratégique.

Les nouveaux modèles de commande publique mettent l’accent sur les résultats, l’innovation, l’utilité publique ou la production locale. Le Brésil, par exemple, est en train de revoir son système de passation de marchés publics pour le mettre au service de sa stratégie industrielle. Aux États-Unis, la « Buy Clean Initiative » favorise l’utilisation de matériaux de construction bas carbone et fabriqués sur le territoire national pour la réalisation de projets financés par l’État fédéral.

Outre la mise en œuvre de politiques de la demande, comme la commande publique, les stratégies industrielles axées sur des missions nécessitent d’engager patiemment des financements de long terme pour atteindre des objectifs précis (Mazzucato, 2023). L’engagement et la structuration de ce type de financements dépendent de la volonté de l’État de prendre des risques. Il importe que les institutions financières publiques, telles que les banques de développement, soient des prêteurs de premier ressort, et non de dernier ressort. Leurs actifs sont considérables : les banques nationales de développement gèrent un total de 20 200 milliards de dollars, montant auquel il faut ajouter les 2 200 milliards de dollars dont disposent les banques multilatérales de développement. L’ensemble de ces actifs représentent entre 10 et 12% des financements à l’échelle mondiale. Ces institutions financières publiques doivent se tenir prêtes à accorder des financements contracycliques, à financer des projets d’investissement et à jouer le rôle d’investisseurs en capital-risque capables d’entraîner d’autres investisseurs à leur suite pour résoudre des problèmes spécifiques.

Une approche axée sur des missions peut renforcer les liens entre les banques nationales de développement et les banques multilatérales de développement, en influant sur les conditions auxquelles elles octroient leurs prêts, de façon à exiger des entreprises privées qu’elles transforment leur manière de produire. La KfW a octroyé des prêts aux entreprises sidérurgiques allemandes à la condition qu’elles fassent baisser la quantité de matériaux dans leur production, grâce à quoi l’Allemagne produit aujourd’hui de l’acier propre. Si toutes les banques publiques s’unissaient en faveur du développement durable, les objectifs de développement durable pourraient véritablement bénéficier de l’effet multiplicateur que les Nations Unies appellent de leurs vœux.

Plus généralement, les stratégies industrielles axées sur des missions peineront à porter leurs fruits en l’absence d’écosystèmes nationaux d’innovation stables et connectés. Les institutions publiques doivent financer les innovations et les façonner, de la recherche à la commercialisation, en passant par la mise à l’échelle. Les systèmes d’innovation dynamiques, qui font intervenir des financements, des outils et des institutions orientés vers des résultats, peuvent contribuer à faire circuler les connaissances et les innovations dans l’ensemble de l’économie. Les institutions et les instruments de l’action publique doivent se conformer aux missions fixées — c’est la composante verticale de la nouvelle stratégie industrielle, qui vient remplacer les secteurs dans l’ancienne stratégie — et investir au sein de l’écosystème au sens large — la composante horizontale.

Dynamisme du secteur public

L’adoption de cette nouvelle stratégie industrielle suppose en parallèle un investissement dans la capacité d’action de l’État (Kattel et Mazzucato, 2018). Une vision étriquée du rôle de l’État, des compressions d’effectifs dans la fonction publique et un recours excessif aux services de grandes sociétés de conseil ont privé de nombreux États des moyens de mettre en œuvre une politique industrielle axée sur des missions (Mazzucato et Collington, 2023). Pour que cette méthode puisse tenir sa promesse de transformation, il est indispensable de donner des moyens aux équipes chargées de mettre en œuvre la politique industrielle, à tous les échelons de la puissance publique, et il faut également prêter attention à la conception des institutions, au cadre dans lequel elles s’inscrivent et aux outils dont elles disposent.

La politique industrielle suppose un secteur public compétent, confiant, entreprenant et dynamique, à même de prendre des risques, de tenter des expériences et de collaborer avec le secteur privé à la poursuite d’objectifs ambitieux, sans préjuger des moyens à employer pour les atteindre. Elle exige que les autorités adoptent une optique interministérielle : les questions climatiques ne sont pas seulement du ressort du ministère de l’Énergie, de même que le bien-être ne relève pas que du ministère de la Santé. Tout cela suppose un changement d’approche complet.

De plus, il faut transformer les institutions publiques pour permettre de nouvelles manières de travailler. Des « laboratoires de gouvernance », comme celui dont s’est doté le Chili, sont des espaces privilégiés pour la prise de risque, la collaboration et l’apprentissage des fonctionnaires, qui peuvent expérimenter différentes mesures, telles que la passation de marchés publics axée sur des missions, avant de les généraliser.

Les États peuvent également se doter de capacités de mesure des effets multiplicateurs de leur politique industrielle. Les instruments de mesure statiques, comme les analyse coûts–avantages et les indicateurs macroéconomiques de type PIB, ne permettent pas d’appréhender l’ensemble des effets des stratégies industrielles axées sur des missions. Un tableau de bord regroupant des indicateurs économiques, sociaux et environnementaux est plus adapté.

Les indicateurs sociaux et environnementaux doivent incorporer les objectifs et les valeurs fondamentales de chaque mission. Les indicateurs économiques doivent également englober les retombées positives et les effets multiplicateurs, en plus des indicateurs classiques comme la création d’emplois et les dépôts de brevets. Ces indicateurs doivent être des outils d’apprentissage et de responsabilisation, et non pas constituer en eux-mêmes des missions. Certains ministères, comme le Trésor britannique, modifient leurs orientations en matière de dépense publique pour établir des objectifs interministériels clairs.

Nous ne pouvons pas nous permettre de faire comme si de rien n’était. Les difficultés qui se posent à nous (qu’il suffise de penser à la crise climatique) sont bien trop profondes pour cela. Toutefois, les pays doivent résister à la tentation du protectionnisme vert, qui consiste à se retrancher dans leur propre stratégie de neutralité carbone plutôt que d’œuvrer de concert à la poursuite équitable d’objectifs climatiques mondiaux. La loi américaine dite de réduction de l’inflation a conduit l’Europe à accorder la priorité à la décarbonation de ses propres secteurs industriels, mais elle prive de financements les pays émergents, qui sont les plus durement frappés par le changement climatique. Il s’agit là d’une évolution préoccupante. Les pays doivent soigneusement concevoir leurs stratégies industrielles nationales et prendre en compte leurs implications pour le développement, les échanges et les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, de façon à ce que le monde puisse surmonter ses plus graves difficultés de manière coordonnée.

Une politique industrielle moderne a toutes les chances de placer les pays sur une nouvelle trajectoire, mais cela ne sera possible que si elle oriente les investissements, l’innovation, la croissance et la productivité au service de objectifs a




Le paradoxe de l’innovation (Ufuk Akcigit)

La hausse des dépenses de recherche et développement (R&D) ne stimule pas nécessairement la productivité aux États-Unis, les géants industriels se consacrant à défendre leur territoire

Nous avons longtemps cru qu’augmenter les investissements dans la R&D était une solution infaillible pour stimuler l’innovation, accroître la productivité, et alimenter la création d’emplois et la croissance économique. Et pourtant les États-Unis, qui ont considérablement accru leurs dépenses en R&D ces 40 dernières années, ont vu l’inverse se produire : un ralentissement de l’innovation, des gains de productivité et de l’expansion économique. Que s’est-il passé ?

Les données empiriques montrent que pour encourager l’innovation, il ne suffit pas d’y affecter des fonds. De gigantesques entreprises se sont mises à dominer de vastes pans de l’économie américaine en évinçant des entreprises plus petites, plus jeunes et plus innovantes. De récentes études révèlent que, dans tous les secteurs, les plus grands acteurs ont privilégié des initiatives stratégiques visant à défendre leurs positions au lieu de chercher vraiment à innover, privant ainsi l’économie d’éventuelles opportunités de croissance.

De tels résultats laissent entendre que le temps est venu pour les États-Unis de repenser leur approche et de mieux la cibler pour garantir innovation et croissance économique. Les décideurs doivent non seulement encourager la R&D, mais aussi veiller à une affectation plus efficace des ressources. Pour savoir comment y parvenir, il suffit d’observer l’évolution de l’innovation aux États-Unis ces dernières décennies.

Une arme à double tranchant

Dans les années 80 aux États-Unis, le total des investissements en R&D était de 2,2 % du PIB, contre 3,4 % aujourd’hui selon la National Science Foundation (graphique 1). Les dépenses en R&D des entreprises du secteur privé ont plus que doublé, passant de 1,1 % à 2,5 % du PIB.

Selon les modèles économiques traditionnels, un tel accroissement des dépenses de R&D aurait dû entraîner une accélération de la croissance économique, au lieu du ralentissement réellement survenu. La croissance de la productivité a été de 1,3 % en moyenne entre 1960 et 1985, puis au cours des 35 années suivantes, elle a chuté en deçà de cette moyenne, à l’exception d’un bref redressement au début de la première décennie 2000, et d’une façon générale, la croissance annuelle a été en baisse.

Pour comprendre comment l’analyse traditionnelle s’est à ce point trompée, il convient de prendre du recul par rapport aux données globales et d’examiner la structure et la répartition des dépenses de R&D aux États-Unis, au moyen de microdonnées de haute qualité sur les entreprises, les inventeurs et les innovations.

Nathan Goldschlag, du Bureau du recensement américain, et moi-même avons mené des études approfondies pour comprendre les facteurs à l’origine de ce paradoxe de la productivité. Nous avons constaté un changement primordial dans le paysage de l’innovation aux États-Unis : ces 20 dernières années, la proportion de la population se consacrant à la production de brevets a presque doublé, tandis que la croissance de la productivité a chuté de moitié.

L’explication pourrait bien résider dans l’affectation des dépenses de R&D : dans le cadre d’études antérieures, William Kerr, de l’Université Harvard et moi-même, avons constaté que les petites entreprises sont plus innovantes, proportionnellement à leur taille, autrement dit elles utilisent plus efficacement leurs ressources de R&D. À mesure que les entreprises grandissent et dominent leurs marchés, elles délaissent souvent l’innovation pour se consacrer à protéger leur position de marché.

Dans une étude plus récente, Salome Baslandze, Francesca Lotti et moi-même avons montré au moyen de données sur l’Italie que les plus grandes entreprises ont tendance à innover moins et à s’adonner plutôt à des activités qui limitent la concurrence. Parmi elles, par exemple, l’embauche de membres de la classe politique locale. Au fur et à mesure que les entreprises se hissent parmi les 20 premières dans leur secteur, elles embauchent davantage de personnes politiques, tandis que leur production de brevets baisse. Tel est ce que nous appelons le paradoxe de la domination : les entreprises dominantes investissent des ressources dans le maintien de leur position dominante plutôt que dans l’incitation à l’innovation.

Ce changement de priorité chez les grandes entreprises pourrait être un facteur fondamental à l’origine du ralentissement de la productivité aux États-Unis. Au fur et à mesure que les acteurs dominants privilégient les initiatives stratégiques au détriment de la véritable innovation, l’économie dans son ensemble passe presque certainement à côté de potentielles opportunités de croissance. Il est crucial que les décideurs comprennent cette dynamique s’ils veulent effectivement encourager la vraie innovation et nourrir la croissance économique.

Ces 20 dernières années ont vu une réaffectation considérable des ressources d’innovation vers les grandes entreprises bien établies, comme Goldschlag et moi-même l’avons démontré en 2022. Au début du siècle, environ 48 % des inventeurs américains travaillaient pour ces grandes entreprises en place, celles qui existent depuis plus de 20 ans et emploient plus de 1 000 personnes. En 2015, ce chiffre était monté à 58 %, illustrant ainsi le formidable changement de concentration des talents novateurs dans ce pays.

À première vue, cette évolution peut ne pas sembler poser problème. Après tout, les grandes entreprises ont probablement les ressources nécessaires pour encourager des activités poussées de R&D. Toutefois, les études montrent une tendance inquiétante : les inventeurs qui partent travailler pour une grande entreprise deviennent moins innovants que ceux qui choisissent de jeunes entreprises.

L’embauche qui étouffe l’innovation

Nous avons pu déterminer dans nos études une pratique bien particulière : l’embauche qui étouffe l’innovation. C’est ce qui se passe lorsque des entreprises établies débauchent des salariés essentiels chez des concurrents plus récents, souvent en leur proposant de plus gros salaires. Toutefois, au lieu d’utiliser ces nouvelles recrues pour piloter l’innovation, les grandes entreprises les placent parfois dans des rôles qui ne tirent pas pleinement parti de leurs talents. En conséquence, ces personnes deviennent moins innovantes, et la capacité novatrice de l’économie dans son ensemble en pâtit.

Après 2000, l’avantage salarial offert par les entreprises en place a considérablement augmenté par rapport aux salaires versés par les entreprises plus jeunes. L’écart de rémunération s’est creusé de 20 %, incitant nombre d’innovateurs à changer d’emploi et à rejoindre de plus grandes entreprises bien établies (graphique 2). Toutefois, ces inventeurs ont vu leur capacité d’innovation chuter de 6 % par rapport à leurs collègues ayant rejoint des entreprises plus jeunes.

Cette pratique peut être interprétée notamment comme une initiative stratégique prise par les grandes entreprises pour neutraliser toute menace potentielle de concurrence. En débauchant les meilleurs talents chez leurs rivaux, non seulement elles affaiblissent leurs concurrents, mais elles empêchent aussi potentiellement ces personnes talentueuses de contribuer à des innovations de rupture ailleurs. Une telle stratégie peut être bénéfique à court terme à l’entreprise qui embauche, mais présente un risque à long terme pour l’innovation et la croissance de l’économie en général.

Il semble donc que si les États-Unis ont augmenté leurs dépenses totales de R&D par rapport au PIB, le passage des talents novateurs vers les grandes entreprises anciennes n’a pas conduit à la hausse de la productivité escomptée. Ces grandes entreprises en place privilégient souvent le maintien de leur position dominante sur le marché au lieu de pousser les limites de l’innovation. Cette position défensive signifie que même si les ressources affectées à la R&D sont augmentées, elles ne sont pas utilisées aussi efficacement qu’elles le seraient dans des structures plus petites et plus adaptables.

En conséquence, l’économie américaine ne bénéficie pas de la croissance de la productivité suscitée par les dépenses de R&D. Il en découle que l’important est non seulement le montant de l’investissement en R&D, mais aussi sa destination et son mode d’affectation. Afin d’exploiter vraiment le pouvoir de l’innovation, les mesures et les incitations doivent évoluer pour encourager des comportements plus dynamiques, plus enclins à prendre des risques, en particulier chez les entreprises plus petites et qui démarrent. Voilà ce qui pourrait conduire au type de gains de productivité dont les États-Unis ont besoin.

Des incitations perverses

Un débat de plus en plus intense a lieu aux États-Unis sur le rôle de la politique industrielle, avec un regain d’intérêt pour les stratégies industrielles fortes. Une observation des expériences passées peut apporter de précieuses informations. Sina Ates, de la Réserve fédérale, et moi-même avons analysé les tendances de la concurrence sur le marché américain au cours des dernières décennies. Depuis le début des années 80, nous constatons une concentration du marché nettement plus forte et une baisse du dynamisme des entreprises.

Cette période correspond à l’entrée en vigueur, en 1981, du crédit d’impôt pour la R&D , partie intégrante de la loi sur la réforme fiscale du président Ronald Reagan pour stimuler l’économie (Economic Recovery Tax Act). Ce crédit visait à encourager les entreprises à investir dans la R&D. Le Minnesota a été le premier état à adopter en 1982 un tel crédit d’impôt pour la R&D au niveau étatique, suivi ensuite par nombre d’autres États, qui espéraient ainsi favoriser l’innovation et la croissance de l’économie.

 

Quelles entreprises sont les plus susceptibles de tirer parti de ce crédit d’impôt en faveur de la R&D ? Dans nos études, Goldschlag et moi-même montrons que les grandes entreprises le sont beaucoup plus que les plus petites. Cette politique, peut-être involontairement, favorise donc les grandes entreprises, en les encourageant à dominer en matière de dépenses en R&D.

Lorsque nous conjuguons cette observation avec les pratiques d’embauche des grandes entreprises qui étouffent l’innovation, nous voyons se dessiner un modèle : existe-t-il un lien entre la politique publique et une augmentation de ces pratiques ? Il semble que la réponse soit positive. Nos études apportent en effet des preuves directes que les entreprises qui demandent ces crédits d’impôt en faveur de la R&D sont plus susceptibles d’avoir ce type de pratiques. Elles proposent souvent des salaires plus élevés aux inventeurs, et les inventeurs deviennent moins innovants une fois qu’ils les ont rejointes. Il semble en découler que les subventions à l’innovation, même si elles visent à encourager la R&D, pourraient bien par inadvertance affaiblir l’innovation dans son ensemble en créant des incitations différentes pour les entreprises dominantes par rapport à leurs rivales plus petites et plus jeunes.

Les données tendent à indiquer que même si les États-Unis accroissent leurs investissements en R&D, le fait que ces ressources soient concentrées entre les mains des grandes entreprises a entraîné une diminution des rendements au niveau de la croissance de la productivité. Ce résultat remet en question l’hypothèse selon laquelle une simple augmentation des dépenses de R&D conduirait automatiquement à la croissance économique, et souligne au contraire la nécessité d’une démarche plus nuancée en matière de politique industrielle — qui non seulement incite à la R&D, mais veille aussi à une réaffectation efficace des ressources.

Pour encourager une économie plus dynamique et plus innovante, les États-Unis ont besoin de concevoir des politiques qui favorisent non seulement les grandes entreprises en place, mais aussi les entreprises plus petites et débutantes, qui ont souvent une plus grande capacité d’innovations de rupture : il pourrait s’agir notamment de crédits d’impôt ciblés sur les petites entreprises, de subventions en faveur des tout premiers stades d’une innovation, et de politiques qui encouragent la concurrence et réduisent les obstacles à l’entrée de nouveaux acteurs.

Même si les États-Unis ont considérablement accru leurs dépenses de R&D pendant une longue période, les bienfaits n’en ont pas été répartis équitablement, contribuant ainsi au ralentissement de la croissance de la productivité. Les décideurs doivent réexaminer la façon d’utiliser les politiques industrielles traditionnelles qui pourraient bien être à l’origine d’un affaiblissement de la concurrence et d’un ralentissement des gains de productivité. Il ne s’agit pas seulement du montant total des dépenses de R&D, mais aussi de la façon dont elles sont affectées. En créant un écosystème d’innovation plus inclusif, les États-Unis pourront mieux tirer parti de leurs talents d’innovation, favoriser la croissance économique et garantir la prospérité future.




La complexité des défis au Sahel (Gilles Yabi)

L’insécurité, l’instabilité politique et la faiblesse des institutions compromettent les chances d’un progrès économique partagé

« Sans une analyse du pouvoir, il est difficile de comprendre les inégalités ou bien d’autres aspects du capitalisme moderne », écrit Angus Deaton dans le numéro de mars de Finances & Développement. Les réflexions de Deaton valent tout aussi bien pour certains des pays les plus pauvres du monde, notamment ceux d’Afrique de l’Ouest. Il est impossible de comprendre les trajectoires économiques de ces pays et l’extrême fragilité et l’incertitude qui planent sur la sécurité et la politique dans une grande partie de la région sans analyser les rouages du pouvoir politique et comment il interagit avec d’autres formes de pouvoir.

L’instabilité politique et l’insécurité

Le Sahel central a fait l’objet d’une attention particulière ces douze dernières années, car plusieurs groupes armés non étatiques, dont des terroristes, ont pris racine dans la région. Selon l’Indice mondial du terrorisme de 2024, le Burkina Faso, le Mali et le Niger font partie des 10 pays les plus touchés par le terrorisme dans le monde.

Ces trois pays ont connu des coups d’État militaires entre 2020 et 2023. Le Mali a connu un putsch en deux temps en septembre 2020 et avril 2021, qui a marqué le début d’une autre phase dans sa longue crise politique et sécuritaire entamée en 2012. Le Burkina Faso a suivi en 2022, avec un coup d’État en janvier et un autre en septembre. Et au Niger, un coup d’État a eu lieu en juillet 2023, alors que la situation sécuritaire était pourtant beaucoup moins grave qu’elle ne l’avait été au Mali et au Burkina Faso.

Il est certes possible que certains des militaires qui ont pris le contrôle de leur pays aient été motivés, du moins en partie, par une volonté sincère d’améliorer la situation sécuritaire, mais d’autres en revanche ont principalement été séduits par l’appât du pouvoir et des privilèges. Les militaires ont pu miser sur la profonde frustration de la population face à la dégradation de la situation sécuritaire et à l’absence de progrès économiques et sociaux en dépit de l’existence d’un gouvernement démocratiquement élu. L’échec des gouvernements civils élus à maintenir le contrôle effectif de vastes étendues du territoire national, au Mali et au Burkina Faso en particulier, fut le prétexte idéal pour que l’armée s’empare du pouvoir politique. Au-delà de ceux qui tiennent actuellement les rênes du gouvernement, les militaires exerceront vraisemblablement une forte influence sur le pouvoir politique dans la région pour plusieurs années à venir.

Le Sahel paie déjà un lourd tribut aux crises des dix dernières années, en particulier sur le plan de l’éducation. Avec la fermeture des écoles, les déplacements internes et l’appauvrissement des familles démunies, la génération actuelle d’adolescents et d’enfants a acquis peu de connaissances et d’aptitudes utiles au quotidien, et ces jeunes risquent de sombrer dans la criminalité et le terrorisme. La détérioration des conditions de vie ne fera que prolonger les crises sécuritaires et politiques dans la région, et aggraver ses fragilités.

L’histoire compte

Bien que la situation au Sahel se soit considérablement dégradée depuis 2012, la fragilité du Mali, du Burkina Faso et du Niger est directement liée à leur difficile construction (y compris celle de leurs institutions politiques, économiques et sociales, dont la structure est héritée de l’ère coloniale française).

Outre les séquelles de la colonisation, les pays du Sahel ont un autre dénominateur commun. Au regard des frontières actuelles, ils sont tous de jeunes États indépendants. Cela ne fait que quelques dizaines d’années que ces pays ont entamé la construction d’institutions politiques qui doivent inspirer confiance à une population d’une grande diversité ethnique, culturelle et linguistique. Les résultats de ce chantier ont été mitigés.

De plus, les crises économiques et financières de la fin des années 80 et des années 90, suivies d’une période de stabilisation macroéconomique et d’ajustement structurel dans la région, ont sérieusement entravé l’établissement d’États compétents en réduisant considérablement leur potentiel d’action et en les rendant tributaires des institutions internationales. Le multipartisme et les élections pluralistes avaient fait leur retour dans plusieurs pays. Toutefois, les bases du processus de démocratisation étaient fragiles et les dispositions constitutionnelles ne se sont pas toujours concrétisées dans la pratique politique.

Les prisons du pouvoir

Dans un article sur l’économie politique du Niger publié en 2015, l’anthropologue franco-nigérien Jean-Pierre Olivier de Sardan livre ses réflexions sur les raisons qui poussent les pays à tomber dans le piège de la mauvaise gouvernance et de l’instabilité. Il existe selon lui quatre « prisons du pouvoir » qui ont pour gardiens respectifs : les grands commerçants ; les militants, alliés et courtisans ; les bureaucrates ; et les experts internationaux.

« Celui qui arrive au pouvoir doit satisfaire aux exigences de nombreux groupes d’intérêt, écrit Olivier de Sardan, le président élu attribue des ministères aux partis qui l’ont aidé à remporter les élections, les ministres doivent à leur tour distribuer des postes aux militants, et ces derniers trouveront également de petites récompenses pour d’autres militants sous la forme de contrats de prestations de services ou de petits contrats d’approvisionnement. »

Les grands commerçants qui exercent une influence politique attendent un rendement sur placement sous forme de protection, de « bienveillance » fiscale, de placement de leurs alliés à des postes stratégiques, ou de passations de marchés. Ils sont ainsi au cœur d’une corruption systémique, directement liée au coût toujours croissant des campagnes électorales dans un contexte de pauvreté généralisée.

Olivier de Sardan explique également comment les experts internationaux et le système d’aide internationale font partie intégrante de cette économie politique qui alimente des politiques publiques inefficaces et des résultats économiques décevants. « Le système de l’aide, que ce soit l’aide projet, l’aide sectorielle ou l’aide budgétaire (les trois restent mêlés), induit une dépendance malsaine et paralysante », écrit-il.

Ces liens entre les pratiques politiques corrompues, les dysfonctionnements de l’État, la mauvaise qualité des services publics et la stagnation des conditions de vie des populations ne sont pas propres au Sahel. Ils sont présents dans la plupart des États d’Afrique de l’Ouest et ailleurs, bien que l’ampleur et la complexité de cette mainmise sur les institutions et les opportunités économiques par les groupes d’intérêt varient d’un pays à un autre. Les crises sécuritaires, qui résultent en partie de résultats mitigés dans la mise en place d’institutions et le développement de l’économie, ajoutent une couche supplémentaire de complexité.

Investir dans les institutions et le capital humain

Pour restreindre l’accaparement de l’État par les quelques groupes qui abusent de leur proximité avec les détenteurs de pouvoir politique, il faut renforcer les institutions en privilégiant l’efficacité et l’intégrité. Les actions proposées par le groupe de réflexion ouest-africain WATHI, que je dirige, comprennent le renforcement des institutions qui contrôlent l’utilisation des ressources publiques et la lutte contre la corruption, tout en institutionnalisant la participation citoyenne au débat sur les politiques publiques en tant que composante essentielle de la gouvernance démocratique. Nous recommandons aussi d’adopter une démarche institutionnelle délibérée visant à réduire les inégalités entre territoires au sein des pays en suivant les progrès réalisés en matière de prestation de services publics.

Il est essentiel d’aider les pays du Sahel à devenir plus stables pour assurer un développement économique durable sur une vaste partie du continent africain. En dépit de la pandémie de COVID-19 et de la guerre en Ukraine, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (notamment le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal) ont connu une croissance économique remarquable ces dernières années. Toutefois, la pérennité de cette croissance dépend du maintien de la sécurité sur leurs territoires et de la perception du risque, qui est affectée par la situation au Sahel.

Les institutions financières internationales doivent prêter une plus grande attention au contexte local dans chaque pays et aux effets négatifs des interventions extérieures, en particulier dans le Sahel. Ces institutions doivent notamment coopérer avec les pays de la région pour privilégier les investissements et les réformes en matière d’éducation et de formation professionnelle. C’est ce qui permettra de dynamiser les économies locales basées sur la production agricole, l’élevage du bétail et la transformation à petite échelle des ressources naturelles.

Dans toute l’Afrique de l’Ouest, le progrès économique et social durable, qui se distingue de la croissance économique à court terme, dépend d’une réorientation de l’action vers le développement d’institutions et l’investissement dans le capital humain.

Le titre de l’article s’inspire du livre de Jean-Pierre Olivier de Sardan, L’enchevêtrement des crises au Sahel, 2023, Karthala.




Nous devons changer la nature de la croissance (Daniel Susskind)

La quête de croissance économique est l’une des idées qui nous tiennent le plus à cœur, mais c’est aussi l’une des plus risquées

La poursuite de la croissance économique est l’un des rares objectifs sur lesquels les responsables politiques de tout bord s’accordent. Tous les pays, ou presque, ont connu des déboires à l’entame du XXIe siècle : le Japon et l’Allemagne au milieu des années 90, les États-Unis et le Royaume-Uni à la moitié de la première décennie 2000, et la Chine dans la seconde moitié des années 2010. Après une vingtaine d’années marquées par des crises successives, les économies, pour la plupart, ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Aussi, les dirigeants ont-ils placé la croissance au premier rang de leurs priorités.

Tout ce que nous avons fait a contribué à cet état de fait. Au cours des dernières décennies, la quête de croissance s’est imposée sans relâche comme l’une des activités décisives de notre existence commune. Notre succès collectif est déterminé par notre capacité de production au cours d’une période donnée. Le sort de nos dirigeants dépend d’une manière écrasante de la hausse ou de la baisse d’un chiffre : le produit intérieur brut (PIB).

Cependant, nous ne nous interrogeons que rarement sur les circonstances de cette montée en puissance et, surtout, sur son bien-fondé. Car il y a un problème de taille. Une analyse des principaux défis auxquels notre planète est confrontée aujourd’hui — qu’il s’agisse du changement climatique, de la destruction de l’environnement ou de la création de technologies de pointe telles que l’intelligence artificielle, dont nous ne pouvons pas encore contrôler les effets perturbateurs — pointe la responsabilité de la croissance. C’est pourtant l’une des idées qui nous sont les plus chères. Elle s’avère également être l’une des plus périlleuses.

Une obsession récente

Le culte que nous vouons à la croissance laisse penser qu’elle est enracinée dans un passé illustre, et que de grands penseurs ont débattu de sa valeur et l’ont placée sur le piédestal qui est le sien aujourd’hui. Ce n’est pas le cas, il s’agit d’une obsession récente. Pendant la plus grande partie des 300 000 ans d’histoire de l’humanité, le quotidien était immuable. Chasseur-cueilleur à l’âge de pierre ou ouvrier agricole au XVIIIe siècle, chacun menait une existence économique similaire, contraint à une lutte incessante pour sa subsistance.

La plupart des économistes classiques auraient trouvé inimaginable de faire de la croissance une orientation prioritaire. Les pères fondateurs de la discipline, Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill, tenaient tous pour acquise la perspective d’un « état stationnaire » imminent au terme inévitable d’une période de prospérité matérielle. Et même si l’idée avait effleuré ces premiers penseurs, elle aurait été impossible à mettre en pratique : il a fallu attendre les années 40 pour pouvoir évaluer de manière fiable la taille d’une économie.

Les économistes classiques n’étaient pas les seuls à négliger la croissance. Aucun politicien, dirigeant, économiste — quasiment personne — ne parlait de quête de croissance avant les années 50. Alors pourquoi cette idée, longtemps ignorée, a-t-elle connu un soudain regain de popularité au milieu du XXe siècle ? L’une des principales réponses tient à la guerre.

Pour un pays en guerre, une question fondamentale se pose : quelle portion du gâteau peut-on allouer au conflit ? Les informations de cette nature n’étaient pourtant pas disponibles au début de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne, l’économiste de renom John Maynard Keynes entreprit la première estimation fiable, en parallèle avec un économiste américain, Simon Kuznets. Mais PIB n’est pas synonyme de croissance : le PIB est un instantané de la production de l’économie au cours d’une période donnée ; la croissance implique l’augmentation de cette production au fil du temps. Comment la croissance du PIB est-elle devenue un enjeu aussi important ? Là encore, la réponse se trouve dans la guerre, cette fois-ci d’un genre différent.

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale débuta la guerre froide. Il n’y avait pas de grand théâtre d’affrontement direct entre les principaux adversaires. Les chiffres qui ponctuent une guerre conventionnelle — territoires gagnés, soldats morts au combat, armes détruites — n’existaient pas pour pouvoir déterminer qui sortait gagnant de ce conflit. D’autres mesures ont pris le relais, la plus importante d’ordre économique : la rapidité de la croissance des économies américaine et soviétique.

La guerre froide était essentiellement vouée à la préparation d’un conflit potentiel de grande ampleur et à l’accumulation et la démonstration ostentatoires de puissance militaire. La croissance était donc un facteur crucial : un pays en essor économique pouvait consacrer plus d’argent à son armée. Par ailleurs, surpasser l’ennemi apparaissait comme le meilleur moyen de convaincre ses citoyens que leur camp avait le dessus dans la grande confrontation entre l’économie de marché et l’économie planifiée. L’ère du « fétichisme de la croissance » était en marche.

Le dilemme de la croissance

Au fil du XXe siècle, les impératifs liés à la guerre se sont estompés. Pour autant, l’on s’est obstiné dans la course à la croissance, car il s’est avéré que la croissance était aussi associée à presque tous les critères d’épanouissement humain. La croissance a permis à des milliards de personnes de ne plus avoir à lutter pour leur subsistance, le taux d’extrême pauvreté étant passé de huit personnes sur dix en 1820 à seulement une personne sur dix aujourd’hui. Elle a allongé l’espérance de vie moyenne et amélioré la santé, faisant de l’obésité, et non de la famine, le principal problème des pays riches. Elle a sorti l’humanité de l’ignorance et de la superstition : neuf personnes sur dix étaient analphabètes en 1820, le ratio est exactement inversé aujourd’hui.

La liste des bienfaits de la croissance est longue, mais les responsables politiques y ont particulièrement trouvé leur compte. La croissance leur a tout d’abord permis de financer les grands projets de l’après-guerre : le New Deal, l’assurance sociale, les plans quinquennaux. Elle promettait aussi de faciliter l’action politique au quotidien. Tout le monde, apparemment, pouvait en tirer parti. La croissance semblait également permettre d’éviter les conflits et les désaccords si fréquents qui rongent la société. Pour reprendre la formule d’un économiste, le processus est devenu « à la fois le chaudron d’or et l’arc-en-ciel ».

La croissance était, et reste, indéniablement pleine de promesses, mais une certaine complaisance s’est installée. Dirigeants, économistes et bien d’autres, aveuglés par les effets positifs apparents de la croissance, ont commencé à croire que non seulement elle était salutaire, mais aussi qu’elle ne coûtait rien ou presque. « En Occident, bien que la croissance ait un prix, ce prix n’est peut-être pas si élevé après tout », affirmait un économiste britannique lors d’une réunion d’éminents scientifiques tenue au début des années 60. C’est loin d’être le cas.

Notre course effrénée à la croissance a un coût énorme et des conséquences désastreuses que nous ne mesurons pas encore tout à fait. Ce coût s’exprime souvent en termes environnementaux : nous nous dirigeons à grands pas vers une catastrophe écologique, les huit dernières années ont été les plus chaudes de l’histoire de l’humanité, et le changement climatique est désormais une urgence climatique. La croissance est également associée aux préoccupations majeures des citoyens concernant l’avenir.

Les technologies qui ont favorisé la croissance et sur lesquelles nous nous sommes appuyés sont également des sources d’inégalités : elles ont contribué à rendre l’humanité plus prospère, mais aussi plus divisée. Elles menacent le travail et minent la vie politique : l’intelligence artificielle et autres technologies perturbent les marchés du travail et le monde politique d’une manière qu’il n’est pas certain que nous puissions contrôler. Elles bouleversent aussi les communautés, stimulant certains secteurs, en détruisant d’autres et anéantissant les sources traditionnelles de savoir partagé.

Nous sommes aujourd’hui face à un dilemme. La croissance est associée à nombre de nos plus grandes victoires, mais aussi à plusieurs de nos plus graves problèmes. Les promesses de la croissance nous poussent dans une course inlassable, mais ses coûts nous en dissuadent fortement. C’est comme si nous ne pouvions pas continuer, et pourtant nous devons le faire.

L’absurdité de la décroissance

Le mouvement en faveur de la « décroissance » propose une réponse radicale : si la croissance est le problème, alors moins de croissance, voire pas de croissance du tout ou une croissance négative, est la solution. Cette proposition, qui a vu le jour il y a quelques dizaines d’années dans les rangs d’une poignée d’universitaires soucieux de l’environnement, s’est répandue et bénéficie aujourd’hui du soutien d’écologistes et d’activistes de premier plan.

Les partisans de la décroissance ont raison sur un point : nous ne pouvons pas continuer sur la voie de la croissance actuelle. Les écologistes sous-estiment même les effets néfastes de la croissance, au vu de tous les problèmes supplémentaires qu’elle engendre. Ceci étant, les partisans de la décroissance commettent plusieurs erreurs.

Ce mouvement repose sur une mauvaise appréciation du fonctionnement réel de la croissance économique. Le slogan « une croissance infinie est impossible dans un monde fini » en est la preuve. C’est faux. Ce mode de pensée est ancré dans une vision archaïque de l’activité économique, celle d’un monde matériel où les éléments visibles et tangibles, tels que les équipements agricoles ou les machines industrielles, jouent un rôle déterminant.

Ces considérations matérielles sont une distraction. La croissance ne découle pas de l’utilisation de ressources de plus en plus limitées, mais de la découverte de moyens de plus en plus productifs d’utiliser ces ressources finies. En d’autres termes, elle ne provient pas du monde tangible des objets, mais de celui intangible des idées. Et l’univers des idées est vaste au-delà de toute imagination, quasi infini. Ainsi, notre monde fini n’est pas la contrainte à prendre en compte dans la réflexion sur l’avenir de la croissance économique.

Par ailleurs, la décroissance nous rappelle à quel point il serait catastrophique d’abandonner purement et simplement la quête de croissance. Comme d’autres l’ont fait remarquer, le gel du PIB par habitant aux niveaux actuels nécessiterait soit d’abandonner 800 millions de personnes à une situation d’extrême pauvreté, soit de réduire le revenu des 7,1 milliards d’habitants restants, sans parler du renoncement à tous les autres avantages liés à l’augmentation du niveau de vie.

Des idées fortes

Il faut partir du principe que nous avons besoin de plus de croissance. Sans croissance, nous avons peu de chance de réaliser nos ambitions les plus élémentaires pour la société, qu’il s’agisse d’éradiquer la pauvreté ou de fournir des soins de santé de qualité à tous, sans parler des espoirs plus grands que nous devrions avoir pour l’avenir. Ce serait cruellement manquer d’imagination que de croire que nous vivons actuellement une sorte de pic économique et que la croissance devrait être suspendue, non seulement pour les dix prochaines années, ni même pour les dix mille ans à venir, mais pour l’éternité. Alors, comment stimuler la croissance ?

L’assurance affichée par les responsables politiques quant aux mesures à prendre masque le peu que nous savons. Cependant, une leçon essentielle se dégage : la croissance est le fruit d’un progrès technologique qui s’appuie sur la découverte de nouvelles idées sur le monde. Se demander comment générer plus de croissance revient à se demander comment générer plus d’idées. Je propose d’agir sur quatre fronts.

La croissance ne découle pas de l’utilisation de ressources de plus en plus limitées, mais de la découverte de moyens de plus en plus productifs d’utiliser ces ressources finies.

Tout d’abord, il est indispensable de revoir notre régime de propriété intellectuelle, qui protège trop souvent le statu quo, privilégiant les auteurs passés de découvertes au détriment de ceux qui souhaitent utiliser et réutiliser ces idées à l’avenir. Ce régime est obsolète : la convention de Berne, par exemple, le principal accord international de coordination des droits d’auteur, n’a subi aucune modification depuis plus d’un demi-siècle. Elle risque de compromettre les possibilités offertes par les nouvelles technologies, telles que l’intelligence artificielle générative. La protection est trop étendue pour l’équipement utilisé par ces systèmes, sans lequel ils ne peuvent pas fonctionner, et pas assez pour la production extraordinaire des mêmes systèmes.

En second lieu, il faut accroître considérablement nos investissements dans la recherche et développement, dont la tendance et le niveau actuels sont affligeants. En France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, la part des dépenses de recherche et développement dans le PIB s’est effondrée depuis le milieu du XXe siècle ; aux États-Unis, elle stagne aux niveaux atteints à la fin des années 60. Même l’investissement du chef de file mondial en la matière, Israël, qui consacre chaque année 5,4 % de son PIB à la recherche et développement, apparaît modeste par rapport aux investissements réalisés par les grandes entreprises : Alphabet, Huawei et Meta y allouent plus de 15 % de leur chiffre d’affaires. Un pays n’est pas une entreprise, mais le contraste en dit long sur les priorités. Aucun pays ne peut compter sur un flot constant d’idées nouvelles s’il n’y consacre pas des ressources substantielles.

Nous devons aller plus loin. Il est essentiel de réduire les inégalités et de favoriser l’intégration de tous dans des secteurs de l’économie générateurs d’idées. Ainsi, les États-Unis pourraient quadrupler l’innovation si les minorités raciales, les femmes et les enfants issus de familles à bas revenu pouvaient innover au même titre que les hommes blancs de familles aisées. Les arguments moraux contre les inégalités sont nombreux et impérieux, mais sur le plan économique, ces inégalités engendrent aussi une inefficacité extrême : un monde où certains ne sont pas en mesure de faire émerger et de partager des idées, alors qu’il peut en être autrement, perd de sa force, tant du point de vue économique que culturel.

Le dernier point, le plus radical, est que nous devons exploiter les nouvelles technologies pour nous aider à trouver de nouvelles idées. AlphaFold, conçu par DeepMind, en est un bon exemple. En 2020, cet algorithme a résolu le problème du « repliement des protéines » et peut désormais déterminer la structure en 3D de millions de protéines en quelques minutes (un chercheur pourrait consacrer toutes ses années de doctorat à une seule protéine). Cette avancée fera évoluer nos connaissances sur les maladies et notre capacité à les soigner dans les années à venir. Nous avons besoin de beaucoup plus de découvertes fondées sur la technologie.

Une opportunité existentielle

Ces mesures constituent la meilleure approche pour faire émerger de nouvelles idées et générer plus de croissance, mais elles ne résoudront pas à elles seules notre dilemme. La recherche d’une plus grande prospérité matérielle à tout prix ne fera qu’aggraver la situation. Nous devons faire usage de tous les moyens à notre disposition pour changer la nature de la croissance et pour réduire ses effets destructeurs sur les multiples autres enjeux qui nous importent, qu’il s’agisse d’une société plus juste ou d’une planète plus saine.

Comment y parvenir ? Prenons l’exemple de la croissance et du climat. En 2008, l’économiste britannique Nicholas Stern, auteur du Rapport Stern, est parvenu à la conclusion que pour réduire de 80 % les émissions de carbone, il en coûterait 2 % du PIB. Pour résumer, un arbitrage important devait être fait entre croissance et climat, le prix à payer pour l’action climatique étant très élevé. Mais en 2020, la Commission sur le changement climatique du Royaume-Uni a estimé que le coût de l’élimination des émissions n’était plus que de 0,5 % du PIB. Le compromis n’avait plus lieu d’être. Que s’est-il passé ? L’avalanche d’initiatives majeures (taxes et subventions, règles et réglementations, normes sociales) enregistrée au cours des deux dernières décennies a créé une forte incitation à développer des technologies propres plutôt que polluantes. Une révolution technologique s’est opérée, dont l’exemple le plus frappant est la division par 200 du prix du solaire.

Concrètement, la croissance est plus verte qu’elle ne l’a jamais été. De plus en plus de pays peuvent ainsi connaître une croissance économique tout en réduisant leurs émissions de gaz à effet de serre, une situation difficile à imaginer il y a seulement 15 ans. Une idée générale se dégage : en modifiant radicalement les incitations économiques, nous pouvons non seulement favoriser l’innovation technologique pour stimuler la croissance, mais aussi modeler les types de technologies que nous développons.

Voilà donc la grande tâche de notre époque : réorienter le progrès technologique vers les autres objectifs qui nous tiennent à cœur ; assurer la croissance de l’économie, mais aussi rendre le monde plus juste, plus vert, moins dépendant des technologies de rupture et plus respectueux de l’espace. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir que les incitations offertes aux citoyens ne reflètent pas leurs simples intérêts restreints en tant que consommateurs, mais leurs préoccupations plus fondamentales en tant que membres de la société.

Nous vivons à une époque où chaque jour ou presque apporte son lot de nouveaux risques pour notre existence et de constats décourageants de notre incapacité supposée à y faire face. Ma vision est différente : nous disposons d’une opportunité existentielle.

Nous avons la possibilité de vivre un renouveau moral, d’accorder plus d’attention à d’autres objectifs précieux que nous avons négligés jusqu’à présent, et d’y parvenir en réorientant le progrès technologique et en changeant la nature de la croissance. Nous avons le pouvoir d’améliorer notre vie d’une manière encore inimaginable. Rien à mes yeux ne peut revêtir plus d’importance.

Cet article est basé sur son dernier ouvrage, Growth: A History and a Reckoning, publié cette année.