Nous devons placer notre espoir dans le multilatéralisme (Gordon Brown)

Ce n’est qu’en œuvrant de concert que les pays pourront éviter la fragmentation et l’intensification des crises

« Ceux qui ne se tournent que vers le passé ou vers le présent sont certains de manquer l’avenir. » Ces mots prononcés par le président John F. Kennedy il y a 60 ans sont de nouveau chargés d’actualité. Chaque année qui passe expose un peu plus les failles de notre paradigme économique suranné et le besoin évident de changement.

Qu’il s’agisse du changement climatique ou de la poussée des menaces informatiques, les défis d’ampleur mondiale qui appellent des solutions à la même échelle sont omniprésents. Dans le même temps, nous assistons à l’effondrement des trois piliers du système mondial post-guerre froide : l’unipolarité, l’hypermondialisation et l’économie néolibérale. Ces changements profonds font le terreau d’une nouvelle vague de nationalisme populiste incarné par les mouvements de type « America First », « Russia First », « India First », « China First » et bien souvent « mon pays seul avant tout » qui apparaissent à travers le monde.

D’abord, notre monde unipolaire est en train de céder la place à un monde multipolaire — non pas un monde où plusieurs États sont de puissance équivalente, mais plutôt un monde caractérisé par de multiples centres de pouvoir. Il y a vingt ans, le président Poutine aurait-il envahi l’Ukraine ? Un Premier ministre israélien aurait-il tenu aussi longtemps en ignorant l’avis du président des États-Unis ? Les dirigeants arabes auraient-ils refusé de rencontrer un président des États-Unis en déplacement au Moyen-Orient ?

Il y a aujourd’hui des pays qui, libérés de ce qu’ils voyaient comme un carcan unipolaire, ont le sentiment qu’ils peuvent se permettre de miser sur plusieurs chevaux, se garder de prendre parti, et jouer les arbitres. Cela s’est manifesté de manière spectaculaire lorsque la moitié du monde, essentiellement des pays non occidentaux, a refusé de soutenir l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose à la Russie. À ce jour, seuls 45 pays appliquent des sanctions contre la Russie. Il paraît possible de choisir le non-alignement ou le multi-alignement et de jouer sur les désaccords entre les grandes puissances. Et comme le démontre le développement du groupe des BRIC, qui est passé de cinq à dix membres et devrait en accueillir d’autres prochainement, la tendance est aux liaisons opportunistes et potentiellement dangereuses.

Ensuite, nous sommes aussi en train de passer d’un monde néolibéral caractérisé par l’économie du libre-échange à un monde davantage mercantiliste, défini par le « friend-shoring » — l’économie d’affinité — des Américains, le « dérisquage » des Européens et l’« autosuffisance » des Chinois. Sur ce fond de montée du protectionnisme, les États interviennent bien plus dans la politique économique — ils ne se contentent pas d’augmenter les droits de douane, ils interdisent certaines importations, certaines exportations, certaines technologies ou certains investissements, et ils imposent des sanctions.

L’année dernière, près de 3 000 restrictions commerciales ont été imposées dans le monde. Selon le FMI, les pertes résultant de cette fragmentation accrue des échanges commerciaux pourraient représenter un coût à long terme de près de 7 % du PIB mondial, sans parler du ralentissement de la coopération sur des questions d’intérêt planétaire telles que la transition écologique et l’IA.

Un ordre mondial régi par la loi du plus fort

Enfin, nous sommes passés d’une hypermondialisation débridée à une mondialisation entourée de plus de contraintes, où il faut désormais tenir compte des questions de sécurité, des considérations environnementales et de l’équité. Les banques centrales ne sont plus les seuls maîtres du jeu, et le règne de la loi cède la place à la loi du plus fort. Cela ne signifie pas pour autant que la mondialisation s’inverse ou ralentisse, comme le démontre le développement du commerce de services dans le monde. Ce qui se passe, c’est que plus de 100 pays ont adopté une politique industrielle nationale, et que plus de 2 500 mesures protectionnistes ont été prises rien que l’année dernière.

Dans les politiques d’achat, le « au cas où » a remplacé le « juste à temps », l’accent étant mis désormais sur la résilience et la sécurité de l’approvisionnement plutôt que sur le prix. Des pays qui échangent avec la Chine mais souhaitent atténuer leur dépendance vis-à-vis d’un seul producteur adoptent une stratégie « Chine plus un », plus deux, plus trois, plus quatre, ou même plus cinq, et réorientent leurs commandes pour exportation vers le Viet Nam, le Bangladesh, le Mexique et d’autres pays.

Alors que l’on estime que la croissance mondiale se situera à 2,8 % à l’horizon 2030, soit nettement en dessous de la moyenne historique de 3,8 %, le FMI avertit dans ses Perspectives de l’économie mondiale que les années 2020 risquent d’être la pire décennie de l’histoire récente en la matière. La montée du protectionnisme ne fera que diminuer la croissance mondiale au moment où un accroissement de la coopération s’impose pour stimuler les échanges commerciaux et la prospérité. L’extrême pauvreté , censée être éradiquée à d’ici 2030 en vertu des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, touche actuellement quelque 700 millions de personnes. Au rythme actuel, 600 millions de personnes vivront encore dans la pauvreté en 2030.

Dans les années 30, autre période de repli, Winston Churchill disait des dirigeants qu’ils étaient « résolus à être irrésolus, inflexibles dans leur dérive, solidement fluides, tout puissamment impuissants ». De nos jours, la déception des populations à l’égard de leurs dirigeants trouve son reflet dans le nationalisme populiste : les électeurs attribuent leur sort à la mondialisation alors que la faute revient à notre incapacité à la gérer correctement.

La déception des populations à l’égard de leurs dirigeants trouve son reflet dans le nationalisme populiste : les électeurs attribuent leur sort à la mondialisation alors que la faute revient à notre incapacité à la gérer correctement.

Or les politiques qui attisent les tensions, les accords commerciaux et sécuritaires éphémères et les alliances de passage ne mèneront pas les pays très loin. Pour tous les continents, l’avenir économique passera plutôt par un système international stable. Fût-ce pour des raisons différentes, tous ont besoin d’un ordre multilatéral : l’Europe parce qu’elle dépend du commerce ; les pays en développement parce qu’ils ne pourront réaliser leur potentiel économique sans bénéficier d’un transfert de ressources depuis les pays développés ; les pays à revenu intermédiaire parce qu’ils ne veulent pas être forcés de choisir entre la Chine et les États-Unis — et la Chine elle-même ne pourra rejoindre les rangs des pays à revenu élevé sans un marché d’exportation porteur.

L’Amérique aussi bénéficiera d’un renforcement de l’ordre multilatéral. Les États-Unis ne se trouvent plus dans un monde unipolaire où ils pourraient espérer triompher par l’action unilatérale. Ils sont plutôt le chef de file évident d’un monde multipolaire qui progressera grâce aux institutions multilatérales qu’ils ont eux-mêmes créées.

Renforcer le multilatéralisme

L’Organisation mondiale du commerce devrait mettre à profit les compétences certaines de sa directrice générale, Ngozi Okonjo-Iweala, afin de résoudre les différends commerciaux par la conciliation, l’arbitrage et la négociation, en s’écartant de son système d’appel devant des juges, trop légaliste et désormais inopérant.

Dans le même temps, le FMI devrait renforcer son rôle de prévention et de résolution des crises. Sous le leadership fort de Kristalina Georgieva, il devrait mettre davantage l’accent sur son rôle crucial de système d’alerte précoce pour l’économie mondiale, mobiliser sa capacité de prêt de 1 000 milliards de dollars pour mieux assurer ses membres contre les chocs économiques, négocier un mécanisme de restructuration de la dette souveraine nettement amélioré, et tisser ainsi un filet de sécurité financier mondial plus englobant.

Avec 59,1 % des droits de vote détenus par des pays qui représentent 13,7 % de la population mondiale tandis que l’Inde et la Chine n’en ont que 9 % à elles deux, le FMI doit aussi réformer ses statuts.

La Banque mondiale doit quant à elle devenir, comme l’a proposé son dynamique nouveau président, Ajay Banga, une banque de biens publics mondiaux axée sur la gestion du capital humain et de l’environnement. Selon les estimations, les marchés émergents et les économies en développement, à l’exclusion de la Chine, auront besoin de 3 000 milliards de dollars par an d’ici à 2030 pour financer l’action climatique et la réalisation des ODD, dont 2 000 milliards devront être réunis au niveau national et 1 000 milliards devront être obtenus de sources extérieures.

Le rapport Summers–Singh du G20 propose une augmentation annuelle de 260 milliards de dollars de l’apport des banques multilatérales de développement. Afin de soutenir et de compléter cette démarche, il faudra mobiliser des mécanismes financiers novateurs, notamment le recours aux garanties pour écarter les risques liés à l’investissement privé et le faire passer à l’échelle supérieure. La Banque mondiale et les banques multilatérales de développement devront obtenir davantage de fonds de la part de leurs membres au moyen d’une augmentation de leurs fonds propres.

Le Groupe des Sept est trop restreint pour piloter l’économie mondiale : le Groupe des Vingt (G20) devrait donc jouer le rôle pour lequel il était prévu, celui d’un forum de premier plan pour la coopération économique mondiale. Pour y parvenir, il lui faudra, d’une part, devenir plus représentatif grâce à un système électif et, d’autre part, créer un secrétariat professionnel apte à assurer la continuité des politiques d’année en année.

Dans les temps difficiles, il est essentiel de conserver l’espoir. Le traité sur l’interdiction des essais nucléaires de Kennedy dans les années 60, la démarche de réduction des armes nucléaires de Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev dans les années 80, les efforts multinationaux de prévention de l’appauvrissement de la couche d’ozone dans les années 90, le sommet du G20 de 2009 axé sur la stabilisation de l’économie mondiale et, plus récemment, l’accord de Paris sur le climat sont autant de preuves du potentiel de coopération au niveau mondial. Mais la clef du succès sera un leadership visionnaire et la volonté de collaborer.

Deux voies s’offrent à nous : l’une mène vers la fragmentation du monde et l’intensification des crises ; l’autre, si nous œuvrons de concert, vers la prospérité, le progrès et l’espoir. Pour ma part, je choisis l’espoir.

Cet article est tiré d’un discours prononcé par l’auteur lors de la conférence sur la conduite du changement structurel organisée en avril 2024 par le PIIE et le FMI.




Fixer un cap à la politique économique (Mariana Mazzucato)

La politique industrielle moderne doit façonner les marchés et ne plus se contenter de remédier à leurs défaillances

La crise climatique s’aggrave : les températures devraient augmenter d’au moins 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels d’ici à la fin du siècle. Le réchauffement mondial a des effets effroyablement destructeurs — et bien souvent irréversibles — sur la planète, les populations et l’activité économique. Or nous sommes loin d’avoir atteint le niveau minimum de 5 400 milliards de dollars annuels de financement de l’action climatique fixé pour 2030, montant nécessaire pour conjurer les pires effets du réchauffement de la planète.

Il n’est pas inutile de rappeler ce qui est pourtant une évidence, à savoir que cette crise n’a rien d’un accident, mais découle directement de la manière dont nous avons conçu le fonctionnement de l’économie, et en particulier des relations qui existent entre les entités privées et les institutions publiques. Cela signifie que nous sommes capables d’agir en redéfinissant ces relations pour faire passer le bien-être de la planète et des populations avant toute autre considération. Cependant, pour y parvenir, nous devons faire davantage que remédier aux défaillances des marchés et combler les « écarts de financement » : nous devons désormais influer sur le fonctionnement des marchés et penser les financements en termes qualitatifs, et non plus seulement quantitatifs. Il nous faut élaborer des politiques publiques de nature à orienter l’activité économique vers des objectifs ambitieux, en maintenant un cap clair mais sans préjuger de la manière d’atteindre ces objectifs. Il n’est plus question de se contenter d’effectuer des transferts monétaires et d’« uniformiser les règles du jeu ».

Une nouvelle façon d’envisager l’économie s’impose, ainsi qu’une modernisation des politiques industrielles. Les pouvoirs publics doivent prendre conscience que la croissance économique ne vaut la peine que si elle est durable et inclusive. La croissance se définit par son taux, mais également par sa direction. Pour lutter contre le changement climatique, nous devons prendre en compte ces deux dimensions. Il n’y a pas d’emplois sans croissance, mais si cette croissance n’est pas orientée dans une certaine direction, ces emplois peuvent contribuer au changement climatique et à l’exploitation de la main-d’œuvre. C’est aux États, garants du bien commun, qu’il incombe d’orienter la croissance et de façonner les marchés en vue d’assurer l’équité et la neutralité carbone.

Qu’est-ce que tout cela implique ? Cela implique de repenser les politiques publiques et les contrats, de forger de nouveaux partenariats entre les secteurs public et privé, de se doter d’instruments et d’institutions adaptés, et d’investir dans les services publics.

La croissance économique ne vaut la peine que si elle est durable et inclusive.

Mission économie

Par le passé, les États mettant en œuvre des politiques industrielles tentaient de faire émerger des champions nationaux en sélectionnant les entreprises les plus performantes dans différents secteurs ou technologies, ce qui s’est souvent traduit par des résultats mitigés. Les stratégies industrielles modernes doivent fonctionner différemment. Plutôt que de sélectionner les plus performants, il s’agit de choisir les plus volontaires, en leur confiant des missions claires — comme la résolution de la crise climatique ou la préparation aux pandémies —, puis de façonner l’économie et les marchés au service de ces objectifs (Mazzucato, 2021).

Tous les pans de l’activité économique doivent innover et se transformer, et non pas seulement quelques secteurs triés sur le volet. Dans les années60, la mission de la NASA d’exploration de la lune n’a pas impliqué la seule industrie aérospatiale, mais elle a également nécessité des investissements dans la nutrition et les matériaux, entre autres ; de la même manière, les missions d’aujourd’hui en faveur du climat exigent des innovations dans l’ensemble des secteurs d’activité. Cela signifie que nous devons transformer nos manières de nous nourrir, de nous déplacer et de construire. Une stratégie industrielle fondée sur des missions est à même de jouer le rôle de catalyseur de ces transformations.

Certains des dirigeants qui ont choisi de mettre en place des politiques industrielles axées sur des missions commettent l’erreur de croire que la croissance constitue une mission en soi. En réalité, l’amélioration des résultats macroéconomiques, que permettent de mesurer le PIB, la productivité ou la création d’emplois, doit bien plutôt être considérée comme la résultante de toute mission bien conçue.

Cela tient au fait que les États peuvent à la fois stimuler la croissance et l’orienter en adoptant une approche axée sur l’idée de mission. Du fait de leurs retombées positives et de leurs effets multiplicateurs, des investissements publics initiaux peuvent voir leurs effets sur le PIB s’amplifier avec le temps. Ils peuvent jouer un rôle de catalyseur d’innovation dans de multiples secteurs en entraînant à leur suite l’investissement privé, ce qui est particulièrement important dans les pays où les entreprises investissent peu d’argent dans la recherche et le développement (Mazzucato, 2018). Cette dynamique est susceptible de faire émerger des solutions novatrices aux plus pressants de nos problèmes, comme l’impératif de neutralité carbone. Toutefois, ces retombées positives ne se matérialiseront que si la collaboration entre les secteurs public et privé s’effectue sur des bases saines, de nature à donner la priorité au bien commun.

À l’heure actuelle, ni les pouvoirs publics ni les sociétés privées ne sont parvenus à effectuer les changements que nécessite la lutte contre le changement climatique. En 2022, le montant des subventions aux combustibles fossiles à l’échelle mondiale s’élevait à 7000 milliards de dollars. D’ici fin 2030, on estime que les vingt premières sociétés pétrolières du monde devraient investir 932milliards de dollars dans l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers et gaziers.

Faute d’un changement de cap des pouvoirs publics, il est évident que de nombreuses sociétés continueront à privilégier leurs superbénéfices plutôt que d’investir dans des activités productives ou de modifier leurs pratiques dans le sens d’un plus grand respect des objectifs climatiques. Elles continueront aussi de creuser le fossé entre les plus riches et les plus pauvres. L’année dernière, les sociétés du S&P 500 ont transféré 795,2milliards de dollars à leurs actionnaires en procédant à des rachats d’actions ; la moitié de ce montant est imputable aux vingt plus grosses entreprises de l’indice. Cinq des plus grandes entreprises énergétiques mondiales cotées en bourse ont transféré en2023 un montant de 104 milliards de dollars par le biais de rachats d’actions et de versement de dividendes. Pendant ce temps, la part du revenu total échue aux travailleurs a reculé de 6 points de pourcentage depuis 1980.

Conditions contractuelles

En choisissant de faire figurer telle ou telle clause dans les contrats régissant la collaboration entre les secteurs public et privé, les États disposent d’un outil puissant pour changer les choses. Les entreprises ne devraient pouvoir toucher des fonds publics et bénéficier d’autres avantages (subventions, prêts, prises de participation, allégements fiscaux, passation de marchés publics, dispositions réglementaires, droits de propriété intellectuelle, etc.) qu’à la condition qu’elles adoptent un comportement conforme aux objectifs des missions que leur fixent les pouvoirs publics. Le retour des politiques industrielles, qui voit des milliards de dollars de fonds publics affluer vers le secteur privé, est l’occasion d’établir un nouveau contrat social entre les secteurs public et privé, d’une part, et entre le capital et le travail, d’autre part.

Ces clauses doivent être conçues et calibrées avec soin, de manière à maximiser le bien public, mais sans fixer des conditions trop spécifiques qui risqueraient d’étouffer l’innovation (Mazzucato et Rodrik, 2023). Par exemple, la puissance publique pourrait exiger des promoteurs immobiliers qu’ils respectent d’ambitieux critères de neutralité carbone. En revanche, ils conserveraient la liberté de choisir les moyens d’y parvenir (conception de logements passifs, grandes constructions en bois, logement modulaire, utilisation de béton bas carbone, etc.).

Les conditions fixées peuvent prendre de nombreuses formes. Elles peuvent orienter les entreprises vers la poursuite d’objectifs d’utilité publique, comme la neutralité carbone, un accès abordable aux produits et services générés, le partage des bénéfices, ou le réinvestissement des bénéfices dans des activités productives comme la recherche et le développement plutôt que dans des activités improductives comme les rachats d’actions.

De telles clauses sont trop peu utilisées, mais elles n’ont rien de neuf. Quand il a fallu procéder au sauvetage financier d’Air France, l’État français a imposé à l’entreprise de réduire les émissions par passager, ainsi que le nombre de ses vols intérieurs. Dans le cadre de son programme de rénovation et d’efficacité énergétique, la banque nationale de développement allemande, la KfW, octroie des prêts à faible taux d’intérêt aux entreprises qui consentent à décarboner leurs activités. Elle responsabilise et incite les entreprises bénéficiaires en leur accordant des remises allant jusqu’à 25 % de leur dette pour tout bâtiment qui remplit les critères énergétiques convenus : plus les constructions s’avèrent efficaces sur le plan énergétique, plus les remises de dette sont importantes.

Aux États-Unis, les entreprises ne peuvent bénéficier de financements au titre du CHIPS and Science Act, dispositif essentiel de la stratégie industrielle du gouvernement de Joe Biden, que dès lors qu’elles s’engagent dans la lutte contre le changement climatique et dans le développement de la main-d’œuvre. Elles doivent également proposer à leurs employés des services de garde d’enfants à un prix abordable, leur verser un certain niveau de salaire de référence, investir dans la vie locale en consultation avec différentes parties prenantes, et partager une part de leurs bénéficies au-delà d’un seuil préétabli, pour tout niveau de financement supérieur à 150 millions de dollars. Les entreprises procédant à des rachats d’actions n’ont pas droit aux financements au titre du CHIPS Act, et la loi décourage cette pratique pour une période de cinq ans.

Il s’agit de dispositions importantes qui n’ont pas empêché les entreprises de demander des financements, contrairement aux critiques des sceptiques qui dénoncent un dispositif « fourre-tout ». Cet argument serait recevable si le dispositif prévoyait trop de conditions difficiles à réunir. Or ce qui compte, pour qu’un système fonctionne bien, c’est qu’il soit conçu intelligemment ; si cela suppose la présence d’une multiplicité de dispositions qui n’entraînent aucun coût supplémentaire, pourquoi s’en priver ?

Une critique plus fondée du CHIPS Act consiste à expliquer que les conditions fixées par la loi ne vont peut-être pas assez loin, dans la mesure où elles permettent une souplesse considérable dans la négociation confidentielle d’engagements précis, au cas par cas. Les syndicats ont demandé que l’octroi de financements soit conditionné à l’amélioration des conditions de travail.

Financements publics stratégiques

Une approche stratégique de la commande publique constitue un autre outil puissant. Le total mondial des budgets consacrés aux marchés publics s’élève à près de 13000milliards de dollars par an, soit entre 20 et 40% des dépenses publiques nationales dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La commande publique peut favoriser l’émergence de nouveaux marchés et encourager l’innovation et les investissements dans un sens qui correspond aux priorités fixées par les pouvoirs publics. Cependant, par le passé, la commande publique s’est principalement préoccupée de questions relatives à l’efficience, à l’équité, à la baisse des coûts, à la gestion des risques et à la lutte contre la corruption. C’est pour cette raison que la passation des marchés publics est souvent confiée à des juristes et à des financiers, plutôt qu’à des équipes envisageant l’action publique sous un angle stratégique.

Les nouveaux modèles de commande publique mettent l’accent sur les résultats, l’innovation, l’utilité publique ou la production locale. Le Brésil, par exemple, est en train de revoir son système de passation de marchés publics pour le mettre au service de sa stratégie industrielle. Aux États-Unis, la « Buy Clean Initiative » favorise l’utilisation de matériaux de construction bas carbone et fabriqués sur le territoire national pour la réalisation de projets financés par l’État fédéral.

Outre la mise en œuvre de politiques de la demande, comme la commande publique, les stratégies industrielles axées sur des missions nécessitent d’engager patiemment des financements de long terme pour atteindre des objectifs précis (Mazzucato, 2023). L’engagement et la structuration de ce type de financements dépendent de la volonté de l’État de prendre des risques. Il importe que les institutions financières publiques, telles que les banques de développement, soient des prêteurs de premier ressort, et non de dernier ressort. Leurs actifs sont considérables : les banques nationales de développement gèrent un total de 20 200 milliards de dollars, montant auquel il faut ajouter les 2 200 milliards de dollars dont disposent les banques multilatérales de développement. L’ensemble de ces actifs représentent entre 10 et 12% des financements à l’échelle mondiale. Ces institutions financières publiques doivent se tenir prêtes à accorder des financements contracycliques, à financer des projets d’investissement et à jouer le rôle d’investisseurs en capital-risque capables d’entraîner d’autres investisseurs à leur suite pour résoudre des problèmes spécifiques.

Une approche axée sur des missions peut renforcer les liens entre les banques nationales de développement et les banques multilatérales de développement, en influant sur les conditions auxquelles elles octroient leurs prêts, de façon à exiger des entreprises privées qu’elles transforment leur manière de produire. La KfW a octroyé des prêts aux entreprises sidérurgiques allemandes à la condition qu’elles fassent baisser la quantité de matériaux dans leur production, grâce à quoi l’Allemagne produit aujourd’hui de l’acier propre. Si toutes les banques publiques s’unissaient en faveur du développement durable, les objectifs de développement durable pourraient véritablement bénéficier de l’effet multiplicateur que les Nations Unies appellent de leurs vœux.

Plus généralement, les stratégies industrielles axées sur des missions peineront à porter leurs fruits en l’absence d’écosystèmes nationaux d’innovation stables et connectés. Les institutions publiques doivent financer les innovations et les façonner, de la recherche à la commercialisation, en passant par la mise à l’échelle. Les systèmes d’innovation dynamiques, qui font intervenir des financements, des outils et des institutions orientés vers des résultats, peuvent contribuer à faire circuler les connaissances et les innovations dans l’ensemble de l’économie. Les institutions et les instruments de l’action publique doivent se conformer aux missions fixées — c’est la composante verticale de la nouvelle stratégie industrielle, qui vient remplacer les secteurs dans l’ancienne stratégie — et investir au sein de l’écosystème au sens large — la composante horizontale.

Dynamisme du secteur public

L’adoption de cette nouvelle stratégie industrielle suppose en parallèle un investissement dans la capacité d’action de l’État (Kattel et Mazzucato, 2018). Une vision étriquée du rôle de l’État, des compressions d’effectifs dans la fonction publique et un recours excessif aux services de grandes sociétés de conseil ont privé de nombreux États des moyens de mettre en œuvre une politique industrielle axée sur des missions (Mazzucato et Collington, 2023). Pour que cette méthode puisse tenir sa promesse de transformation, il est indispensable de donner des moyens aux équipes chargées de mettre en œuvre la politique industrielle, à tous les échelons de la puissance publique, et il faut également prêter attention à la conception des institutions, au cadre dans lequel elles s’inscrivent et aux outils dont elles disposent.

La politique industrielle suppose un secteur public compétent, confiant, entreprenant et dynamique, à même de prendre des risques, de tenter des expériences et de collaborer avec le secteur privé à la poursuite d’objectifs ambitieux, sans préjuger des moyens à employer pour les atteindre. Elle exige que les autorités adoptent une optique interministérielle : les questions climatiques ne sont pas seulement du ressort du ministère de l’Énergie, de même que le bien-être ne relève pas que du ministère de la Santé. Tout cela suppose un changement d’approche complet.

De plus, il faut transformer les institutions publiques pour permettre de nouvelles manières de travailler. Des « laboratoires de gouvernance », comme celui dont s’est doté le Chili, sont des espaces privilégiés pour la prise de risque, la collaboration et l’apprentissage des fonctionnaires, qui peuvent expérimenter différentes mesures, telles que la passation de marchés publics axée sur des missions, avant de les généraliser.

Les États peuvent également se doter de capacités de mesure des effets multiplicateurs de leur politique industrielle. Les instruments de mesure statiques, comme les analyse coûts–avantages et les indicateurs macroéconomiques de type PIB, ne permettent pas d’appréhender l’ensemble des effets des stratégies industrielles axées sur des missions. Un tableau de bord regroupant des indicateurs économiques, sociaux et environnementaux est plus adapté.

Les indicateurs sociaux et environnementaux doivent incorporer les objectifs et les valeurs fondamentales de chaque mission. Les indicateurs économiques doivent également englober les retombées positives et les effets multiplicateurs, en plus des indicateurs classiques comme la création d’emplois et les dépôts de brevets. Ces indicateurs doivent être des outils d’apprentissage et de responsabilisation, et non pas constituer en eux-mêmes des missions. Certains ministères, comme le Trésor britannique, modifient leurs orientations en matière de dépense publique pour établir des objectifs interministériels clairs.

Nous ne pouvons pas nous permettre de faire comme si de rien n’était. Les difficultés qui se posent à nous (qu’il suffise de penser à la crise climatique) sont bien trop profondes pour cela. Toutefois, les pays doivent résister à la tentation du protectionnisme vert, qui consiste à se retrancher dans leur propre stratégie de neutralité carbone plutôt que d’œuvrer de concert à la poursuite équitable d’objectifs climatiques mondiaux. La loi américaine dite de réduction de l’inflation a conduit l’Europe à accorder la priorité à la décarbonation de ses propres secteurs industriels, mais elle prive de financements les pays émergents, qui sont les plus durement frappés par le changement climatique. Il s’agit là d’une évolution préoccupante. Les pays doivent soigneusement concevoir leurs stratégies industrielles nationales et prendre en compte leurs implications pour le développement, les échanges et les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, de façon à ce que le monde puisse surmonter ses plus graves difficultés de manière coordonnée.

Une politique industrielle moderne a toutes les chances de placer les pays sur une nouvelle trajectoire, mais cela ne sera possible que si elle oriente les investissements, l’innovation, la croissance et la productivité au service de objectifs a




Le paradoxe de l’innovation (Ufuk Akcigit)

La hausse des dépenses de recherche et développement (R&D) ne stimule pas nécessairement la productivité aux États-Unis, les géants industriels se consacrant à défendre leur territoire

Nous avons longtemps cru qu’augmenter les investissements dans la R&D était une solution infaillible pour stimuler l’innovation, accroître la productivité, et alimenter la création d’emplois et la croissance économique. Et pourtant les États-Unis, qui ont considérablement accru leurs dépenses en R&D ces 40 dernières années, ont vu l’inverse se produire : un ralentissement de l’innovation, des gains de productivité et de l’expansion économique. Que s’est-il passé ?

Les données empiriques montrent que pour encourager l’innovation, il ne suffit pas d’y affecter des fonds. De gigantesques entreprises se sont mises à dominer de vastes pans de l’économie américaine en évinçant des entreprises plus petites, plus jeunes et plus innovantes. De récentes études révèlent que, dans tous les secteurs, les plus grands acteurs ont privilégié des initiatives stratégiques visant à défendre leurs positions au lieu de chercher vraiment à innover, privant ainsi l’économie d’éventuelles opportunités de croissance.

De tels résultats laissent entendre que le temps est venu pour les États-Unis de repenser leur approche et de mieux la cibler pour garantir innovation et croissance économique. Les décideurs doivent non seulement encourager la R&D, mais aussi veiller à une affectation plus efficace des ressources. Pour savoir comment y parvenir, il suffit d’observer l’évolution de l’innovation aux États-Unis ces dernières décennies.

Une arme à double tranchant

Dans les années 80 aux États-Unis, le total des investissements en R&D était de 2,2 % du PIB, contre 3,4 % aujourd’hui selon la National Science Foundation (graphique 1). Les dépenses en R&D des entreprises du secteur privé ont plus que doublé, passant de 1,1 % à 2,5 % du PIB.

Selon les modèles économiques traditionnels, un tel accroissement des dépenses de R&D aurait dû entraîner une accélération de la croissance économique, au lieu du ralentissement réellement survenu. La croissance de la productivité a été de 1,3 % en moyenne entre 1960 et 1985, puis au cours des 35 années suivantes, elle a chuté en deçà de cette moyenne, à l’exception d’un bref redressement au début de la première décennie 2000, et d’une façon générale, la croissance annuelle a été en baisse.

Pour comprendre comment l’analyse traditionnelle s’est à ce point trompée, il convient de prendre du recul par rapport aux données globales et d’examiner la structure et la répartition des dépenses de R&D aux États-Unis, au moyen de microdonnées de haute qualité sur les entreprises, les inventeurs et les innovations.

Nathan Goldschlag, du Bureau du recensement américain, et moi-même avons mené des études approfondies pour comprendre les facteurs à l’origine de ce paradoxe de la productivité. Nous avons constaté un changement primordial dans le paysage de l’innovation aux États-Unis : ces 20 dernières années, la proportion de la population se consacrant à la production de brevets a presque doublé, tandis que la croissance de la productivité a chuté de moitié.

L’explication pourrait bien résider dans l’affectation des dépenses de R&D : dans le cadre d’études antérieures, William Kerr, de l’Université Harvard et moi-même, avons constaté que les petites entreprises sont plus innovantes, proportionnellement à leur taille, autrement dit elles utilisent plus efficacement leurs ressources de R&D. À mesure que les entreprises grandissent et dominent leurs marchés, elles délaissent souvent l’innovation pour se consacrer à protéger leur position de marché.

Dans une étude plus récente, Salome Baslandze, Francesca Lotti et moi-même avons montré au moyen de données sur l’Italie que les plus grandes entreprises ont tendance à innover moins et à s’adonner plutôt à des activités qui limitent la concurrence. Parmi elles, par exemple, l’embauche de membres de la classe politique locale. Au fur et à mesure que les entreprises se hissent parmi les 20 premières dans leur secteur, elles embauchent davantage de personnes politiques, tandis que leur production de brevets baisse. Tel est ce que nous appelons le paradoxe de la domination : les entreprises dominantes investissent des ressources dans le maintien de leur position dominante plutôt que dans l’incitation à l’innovation.

Ce changement de priorité chez les grandes entreprises pourrait être un facteur fondamental à l’origine du ralentissement de la productivité aux États-Unis. Au fur et à mesure que les acteurs dominants privilégient les initiatives stratégiques au détriment de la véritable innovation, l’économie dans son ensemble passe presque certainement à côté de potentielles opportunités de croissance. Il est crucial que les décideurs comprennent cette dynamique s’ils veulent effectivement encourager la vraie innovation et nourrir la croissance économique.

Ces 20 dernières années ont vu une réaffectation considérable des ressources d’innovation vers les grandes entreprises bien établies, comme Goldschlag et moi-même l’avons démontré en 2022. Au début du siècle, environ 48 % des inventeurs américains travaillaient pour ces grandes entreprises en place, celles qui existent depuis plus de 20 ans et emploient plus de 1 000 personnes. En 2015, ce chiffre était monté à 58 %, illustrant ainsi le formidable changement de concentration des talents novateurs dans ce pays.

À première vue, cette évolution peut ne pas sembler poser problème. Après tout, les grandes entreprises ont probablement les ressources nécessaires pour encourager des activités poussées de R&D. Toutefois, les études montrent une tendance inquiétante : les inventeurs qui partent travailler pour une grande entreprise deviennent moins innovants que ceux qui choisissent de jeunes entreprises.

L’embauche qui étouffe l’innovation

Nous avons pu déterminer dans nos études une pratique bien particulière : l’embauche qui étouffe l’innovation. C’est ce qui se passe lorsque des entreprises établies débauchent des salariés essentiels chez des concurrents plus récents, souvent en leur proposant de plus gros salaires. Toutefois, au lieu d’utiliser ces nouvelles recrues pour piloter l’innovation, les grandes entreprises les placent parfois dans des rôles qui ne tirent pas pleinement parti de leurs talents. En conséquence, ces personnes deviennent moins innovantes, et la capacité novatrice de l’économie dans son ensemble en pâtit.

Après 2000, l’avantage salarial offert par les entreprises en place a considérablement augmenté par rapport aux salaires versés par les entreprises plus jeunes. L’écart de rémunération s’est creusé de 20 %, incitant nombre d’innovateurs à changer d’emploi et à rejoindre de plus grandes entreprises bien établies (graphique 2). Toutefois, ces inventeurs ont vu leur capacité d’innovation chuter de 6 % par rapport à leurs collègues ayant rejoint des entreprises plus jeunes.

Cette pratique peut être interprétée notamment comme une initiative stratégique prise par les grandes entreprises pour neutraliser toute menace potentielle de concurrence. En débauchant les meilleurs talents chez leurs rivaux, non seulement elles affaiblissent leurs concurrents, mais elles empêchent aussi potentiellement ces personnes talentueuses de contribuer à des innovations de rupture ailleurs. Une telle stratégie peut être bénéfique à court terme à l’entreprise qui embauche, mais présente un risque à long terme pour l’innovation et la croissance de l’économie en général.

Il semble donc que si les États-Unis ont augmenté leurs dépenses totales de R&D par rapport au PIB, le passage des talents novateurs vers les grandes entreprises anciennes n’a pas conduit à la hausse de la productivité escomptée. Ces grandes entreprises en place privilégient souvent le maintien de leur position dominante sur le marché au lieu de pousser les limites de l’innovation. Cette position défensive signifie que même si les ressources affectées à la R&D sont augmentées, elles ne sont pas utilisées aussi efficacement qu’elles le seraient dans des structures plus petites et plus adaptables.

En conséquence, l’économie américaine ne bénéficie pas de la croissance de la productivité suscitée par les dépenses de R&D. Il en découle que l’important est non seulement le montant de l’investissement en R&D, mais aussi sa destination et son mode d’affectation. Afin d’exploiter vraiment le pouvoir de l’innovation, les mesures et les incitations doivent évoluer pour encourager des comportements plus dynamiques, plus enclins à prendre des risques, en particulier chez les entreprises plus petites et qui démarrent. Voilà ce qui pourrait conduire au type de gains de productivité dont les États-Unis ont besoin.

Des incitations perverses

Un débat de plus en plus intense a lieu aux États-Unis sur le rôle de la politique industrielle, avec un regain d’intérêt pour les stratégies industrielles fortes. Une observation des expériences passées peut apporter de précieuses informations. Sina Ates, de la Réserve fédérale, et moi-même avons analysé les tendances de la concurrence sur le marché américain au cours des dernières décennies. Depuis le début des années 80, nous constatons une concentration du marché nettement plus forte et une baisse du dynamisme des entreprises.

Cette période correspond à l’entrée en vigueur, en 1981, du crédit d’impôt pour la R&D , partie intégrante de la loi sur la réforme fiscale du président Ronald Reagan pour stimuler l’économie (Economic Recovery Tax Act). Ce crédit visait à encourager les entreprises à investir dans la R&D. Le Minnesota a été le premier état à adopter en 1982 un tel crédit d’impôt pour la R&D au niveau étatique, suivi ensuite par nombre d’autres États, qui espéraient ainsi favoriser l’innovation et la croissance de l’économie.

 

Quelles entreprises sont les plus susceptibles de tirer parti de ce crédit d’impôt en faveur de la R&D ? Dans nos études, Goldschlag et moi-même montrons que les grandes entreprises le sont beaucoup plus que les plus petites. Cette politique, peut-être involontairement, favorise donc les grandes entreprises, en les encourageant à dominer en matière de dépenses en R&D.

Lorsque nous conjuguons cette observation avec les pratiques d’embauche des grandes entreprises qui étouffent l’innovation, nous voyons se dessiner un modèle : existe-t-il un lien entre la politique publique et une augmentation de ces pratiques ? Il semble que la réponse soit positive. Nos études apportent en effet des preuves directes que les entreprises qui demandent ces crédits d’impôt en faveur de la R&D sont plus susceptibles d’avoir ce type de pratiques. Elles proposent souvent des salaires plus élevés aux inventeurs, et les inventeurs deviennent moins innovants une fois qu’ils les ont rejointes. Il semble en découler que les subventions à l’innovation, même si elles visent à encourager la R&D, pourraient bien par inadvertance affaiblir l’innovation dans son ensemble en créant des incitations différentes pour les entreprises dominantes par rapport à leurs rivales plus petites et plus jeunes.

Les données tendent à indiquer que même si les États-Unis accroissent leurs investissements en R&D, le fait que ces ressources soient concentrées entre les mains des grandes entreprises a entraîné une diminution des rendements au niveau de la croissance de la productivité. Ce résultat remet en question l’hypothèse selon laquelle une simple augmentation des dépenses de R&D conduirait automatiquement à la croissance économique, et souligne au contraire la nécessité d’une démarche plus nuancée en matière de politique industrielle — qui non seulement incite à la R&D, mais veille aussi à une réaffectation efficace des ressources.

Pour encourager une économie plus dynamique et plus innovante, les États-Unis ont besoin de concevoir des politiques qui favorisent non seulement les grandes entreprises en place, mais aussi les entreprises plus petites et débutantes, qui ont souvent une plus grande capacité d’innovations de rupture : il pourrait s’agir notamment de crédits d’impôt ciblés sur les petites entreprises, de subventions en faveur des tout premiers stades d’une innovation, et de politiques qui encouragent la concurrence et réduisent les obstacles à l’entrée de nouveaux acteurs.

Même si les États-Unis ont considérablement accru leurs dépenses de R&D pendant une longue période, les bienfaits n’en ont pas été répartis équitablement, contribuant ainsi au ralentissement de la croissance de la productivité. Les décideurs doivent réexaminer la façon d’utiliser les politiques industrielles traditionnelles qui pourraient bien être à l’origine d’un affaiblissement de la concurrence et d’un ralentissement des gains de productivité. Il ne s’agit pas seulement du montant total des dépenses de R&D, mais aussi de la façon dont elles sont affectées. En créant un écosystème d’innovation plus inclusif, les États-Unis pourront mieux tirer parti de leurs talents d’innovation, favoriser la croissance économique et garantir la prospérité future.




La complexité des défis au Sahel (Gilles Yabi)

L’insécurité, l’instabilité politique et la faiblesse des institutions compromettent les chances d’un progrès économique partagé

« Sans une analyse du pouvoir, il est difficile de comprendre les inégalités ou bien d’autres aspects du capitalisme moderne », écrit Angus Deaton dans le numéro de mars de Finances & Développement. Les réflexions de Deaton valent tout aussi bien pour certains des pays les plus pauvres du monde, notamment ceux d’Afrique de l’Ouest. Il est impossible de comprendre les trajectoires économiques de ces pays et l’extrême fragilité et l’incertitude qui planent sur la sécurité et la politique dans une grande partie de la région sans analyser les rouages du pouvoir politique et comment il interagit avec d’autres formes de pouvoir.

L’instabilité politique et l’insécurité

Le Sahel central a fait l’objet d’une attention particulière ces douze dernières années, car plusieurs groupes armés non étatiques, dont des terroristes, ont pris racine dans la région. Selon l’Indice mondial du terrorisme de 2024, le Burkina Faso, le Mali et le Niger font partie des 10 pays les plus touchés par le terrorisme dans le monde.

Ces trois pays ont connu des coups d’État militaires entre 2020 et 2023. Le Mali a connu un putsch en deux temps en septembre 2020 et avril 2021, qui a marqué le début d’une autre phase dans sa longue crise politique et sécuritaire entamée en 2012. Le Burkina Faso a suivi en 2022, avec un coup d’État en janvier et un autre en septembre. Et au Niger, un coup d’État a eu lieu en juillet 2023, alors que la situation sécuritaire était pourtant beaucoup moins grave qu’elle ne l’avait été au Mali et au Burkina Faso.

Il est certes possible que certains des militaires qui ont pris le contrôle de leur pays aient été motivés, du moins en partie, par une volonté sincère d’améliorer la situation sécuritaire, mais d’autres en revanche ont principalement été séduits par l’appât du pouvoir et des privilèges. Les militaires ont pu miser sur la profonde frustration de la population face à la dégradation de la situation sécuritaire et à l’absence de progrès économiques et sociaux en dépit de l’existence d’un gouvernement démocratiquement élu. L’échec des gouvernements civils élus à maintenir le contrôle effectif de vastes étendues du territoire national, au Mali et au Burkina Faso en particulier, fut le prétexte idéal pour que l’armée s’empare du pouvoir politique. Au-delà de ceux qui tiennent actuellement les rênes du gouvernement, les militaires exerceront vraisemblablement une forte influence sur le pouvoir politique dans la région pour plusieurs années à venir.

Le Sahel paie déjà un lourd tribut aux crises des dix dernières années, en particulier sur le plan de l’éducation. Avec la fermeture des écoles, les déplacements internes et l’appauvrissement des familles démunies, la génération actuelle d’adolescents et d’enfants a acquis peu de connaissances et d’aptitudes utiles au quotidien, et ces jeunes risquent de sombrer dans la criminalité et le terrorisme. La détérioration des conditions de vie ne fera que prolonger les crises sécuritaires et politiques dans la région, et aggraver ses fragilités.

L’histoire compte

Bien que la situation au Sahel se soit considérablement dégradée depuis 2012, la fragilité du Mali, du Burkina Faso et du Niger est directement liée à leur difficile construction (y compris celle de leurs institutions politiques, économiques et sociales, dont la structure est héritée de l’ère coloniale française).

Outre les séquelles de la colonisation, les pays du Sahel ont un autre dénominateur commun. Au regard des frontières actuelles, ils sont tous de jeunes États indépendants. Cela ne fait que quelques dizaines d’années que ces pays ont entamé la construction d’institutions politiques qui doivent inspirer confiance à une population d’une grande diversité ethnique, culturelle et linguistique. Les résultats de ce chantier ont été mitigés.

De plus, les crises économiques et financières de la fin des années 80 et des années 90, suivies d’une période de stabilisation macroéconomique et d’ajustement structurel dans la région, ont sérieusement entravé l’établissement d’États compétents en réduisant considérablement leur potentiel d’action et en les rendant tributaires des institutions internationales. Le multipartisme et les élections pluralistes avaient fait leur retour dans plusieurs pays. Toutefois, les bases du processus de démocratisation étaient fragiles et les dispositions constitutionnelles ne se sont pas toujours concrétisées dans la pratique politique.

Les prisons du pouvoir

Dans un article sur l’économie politique du Niger publié en 2015, l’anthropologue franco-nigérien Jean-Pierre Olivier de Sardan livre ses réflexions sur les raisons qui poussent les pays à tomber dans le piège de la mauvaise gouvernance et de l’instabilité. Il existe selon lui quatre « prisons du pouvoir » qui ont pour gardiens respectifs : les grands commerçants ; les militants, alliés et courtisans ; les bureaucrates ; et les experts internationaux.

« Celui qui arrive au pouvoir doit satisfaire aux exigences de nombreux groupes d’intérêt, écrit Olivier de Sardan, le président élu attribue des ministères aux partis qui l’ont aidé à remporter les élections, les ministres doivent à leur tour distribuer des postes aux militants, et ces derniers trouveront également de petites récompenses pour d’autres militants sous la forme de contrats de prestations de services ou de petits contrats d’approvisionnement. »

Les grands commerçants qui exercent une influence politique attendent un rendement sur placement sous forme de protection, de « bienveillance » fiscale, de placement de leurs alliés à des postes stratégiques, ou de passations de marchés. Ils sont ainsi au cœur d’une corruption systémique, directement liée au coût toujours croissant des campagnes électorales dans un contexte de pauvreté généralisée.

Olivier de Sardan explique également comment les experts internationaux et le système d’aide internationale font partie intégrante de cette économie politique qui alimente des politiques publiques inefficaces et des résultats économiques décevants. « Le système de l’aide, que ce soit l’aide projet, l’aide sectorielle ou l’aide budgétaire (les trois restent mêlés), induit une dépendance malsaine et paralysante », écrit-il.

Ces liens entre les pratiques politiques corrompues, les dysfonctionnements de l’État, la mauvaise qualité des services publics et la stagnation des conditions de vie des populations ne sont pas propres au Sahel. Ils sont présents dans la plupart des États d’Afrique de l’Ouest et ailleurs, bien que l’ampleur et la complexité de cette mainmise sur les institutions et les opportunités économiques par les groupes d’intérêt varient d’un pays à un autre. Les crises sécuritaires, qui résultent en partie de résultats mitigés dans la mise en place d’institutions et le développement de l’économie, ajoutent une couche supplémentaire de complexité.

Investir dans les institutions et le capital humain

Pour restreindre l’accaparement de l’État par les quelques groupes qui abusent de leur proximité avec les détenteurs de pouvoir politique, il faut renforcer les institutions en privilégiant l’efficacité et l’intégrité. Les actions proposées par le groupe de réflexion ouest-africain WATHI, que je dirige, comprennent le renforcement des institutions qui contrôlent l’utilisation des ressources publiques et la lutte contre la corruption, tout en institutionnalisant la participation citoyenne au débat sur les politiques publiques en tant que composante essentielle de la gouvernance démocratique. Nous recommandons aussi d’adopter une démarche institutionnelle délibérée visant à réduire les inégalités entre territoires au sein des pays en suivant les progrès réalisés en matière de prestation de services publics.

Il est essentiel d’aider les pays du Sahel à devenir plus stables pour assurer un développement économique durable sur une vaste partie du continent africain. En dépit de la pandémie de COVID-19 et de la guerre en Ukraine, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (notamment le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal) ont connu une croissance économique remarquable ces dernières années. Toutefois, la pérennité de cette croissance dépend du maintien de la sécurité sur leurs territoires et de la perception du risque, qui est affectée par la situation au Sahel.

Les institutions financières internationales doivent prêter une plus grande attention au contexte local dans chaque pays et aux effets négatifs des interventions extérieures, en particulier dans le Sahel. Ces institutions doivent notamment coopérer avec les pays de la région pour privilégier les investissements et les réformes en matière d’éducation et de formation professionnelle. C’est ce qui permettra de dynamiser les économies locales basées sur la production agricole, l’élevage du bétail et la transformation à petite échelle des ressources naturelles.

Dans toute l’Afrique de l’Ouest, le progrès économique et social durable, qui se distingue de la croissance économique à court terme, dépend d’une réorientation de l’action vers le développement d’institutions et l’investissement dans le capital humain.

Le titre de l’article s’inspire du livre de Jean-Pierre Olivier de Sardan, L’enchevêtrement des crises au Sahel, 2023, Karthala.




Nous devons changer la nature de la croissance (Daniel Susskind)

La quête de croissance économique est l’une des idées qui nous tiennent le plus à cœur, mais c’est aussi l’une des plus risquées

La poursuite de la croissance économique est l’un des rares objectifs sur lesquels les responsables politiques de tout bord s’accordent. Tous les pays, ou presque, ont connu des déboires à l’entame du XXIe siècle : le Japon et l’Allemagne au milieu des années 90, les États-Unis et le Royaume-Uni à la moitié de la première décennie 2000, et la Chine dans la seconde moitié des années 2010. Après une vingtaine d’années marquées par des crises successives, les économies, pour la plupart, ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Aussi, les dirigeants ont-ils placé la croissance au premier rang de leurs priorités.

Tout ce que nous avons fait a contribué à cet état de fait. Au cours des dernières décennies, la quête de croissance s’est imposée sans relâche comme l’une des activités décisives de notre existence commune. Notre succès collectif est déterminé par notre capacité de production au cours d’une période donnée. Le sort de nos dirigeants dépend d’une manière écrasante de la hausse ou de la baisse d’un chiffre : le produit intérieur brut (PIB).

Cependant, nous ne nous interrogeons que rarement sur les circonstances de cette montée en puissance et, surtout, sur son bien-fondé. Car il y a un problème de taille. Une analyse des principaux défis auxquels notre planète est confrontée aujourd’hui — qu’il s’agisse du changement climatique, de la destruction de l’environnement ou de la création de technologies de pointe telles que l’intelligence artificielle, dont nous ne pouvons pas encore contrôler les effets perturbateurs — pointe la responsabilité de la croissance. C’est pourtant l’une des idées qui nous sont les plus chères. Elle s’avère également être l’une des plus périlleuses.

Une obsession récente

Le culte que nous vouons à la croissance laisse penser qu’elle est enracinée dans un passé illustre, et que de grands penseurs ont débattu de sa valeur et l’ont placée sur le piédestal qui est le sien aujourd’hui. Ce n’est pas le cas, il s’agit d’une obsession récente. Pendant la plus grande partie des 300 000 ans d’histoire de l’humanité, le quotidien était immuable. Chasseur-cueilleur à l’âge de pierre ou ouvrier agricole au XVIIIe siècle, chacun menait une existence économique similaire, contraint à une lutte incessante pour sa subsistance.

La plupart des économistes classiques auraient trouvé inimaginable de faire de la croissance une orientation prioritaire. Les pères fondateurs de la discipline, Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill, tenaient tous pour acquise la perspective d’un « état stationnaire » imminent au terme inévitable d’une période de prospérité matérielle. Et même si l’idée avait effleuré ces premiers penseurs, elle aurait été impossible à mettre en pratique : il a fallu attendre les années 40 pour pouvoir évaluer de manière fiable la taille d’une économie.

Les économistes classiques n’étaient pas les seuls à négliger la croissance. Aucun politicien, dirigeant, économiste — quasiment personne — ne parlait de quête de croissance avant les années 50. Alors pourquoi cette idée, longtemps ignorée, a-t-elle connu un soudain regain de popularité au milieu du XXe siècle ? L’une des principales réponses tient à la guerre.

Pour un pays en guerre, une question fondamentale se pose : quelle portion du gâteau peut-on allouer au conflit ? Les informations de cette nature n’étaient pourtant pas disponibles au début de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne, l’économiste de renom John Maynard Keynes entreprit la première estimation fiable, en parallèle avec un économiste américain, Simon Kuznets. Mais PIB n’est pas synonyme de croissance : le PIB est un instantané de la production de l’économie au cours d’une période donnée ; la croissance implique l’augmentation de cette production au fil du temps. Comment la croissance du PIB est-elle devenue un enjeu aussi important ? Là encore, la réponse se trouve dans la guerre, cette fois-ci d’un genre différent.

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale débuta la guerre froide. Il n’y avait pas de grand théâtre d’affrontement direct entre les principaux adversaires. Les chiffres qui ponctuent une guerre conventionnelle — territoires gagnés, soldats morts au combat, armes détruites — n’existaient pas pour pouvoir déterminer qui sortait gagnant de ce conflit. D’autres mesures ont pris le relais, la plus importante d’ordre économique : la rapidité de la croissance des économies américaine et soviétique.

La guerre froide était essentiellement vouée à la préparation d’un conflit potentiel de grande ampleur et à l’accumulation et la démonstration ostentatoires de puissance militaire. La croissance était donc un facteur crucial : un pays en essor économique pouvait consacrer plus d’argent à son armée. Par ailleurs, surpasser l’ennemi apparaissait comme le meilleur moyen de convaincre ses citoyens que leur camp avait le dessus dans la grande confrontation entre l’économie de marché et l’économie planifiée. L’ère du « fétichisme de la croissance » était en marche.

Le dilemme de la croissance

Au fil du XXe siècle, les impératifs liés à la guerre se sont estompés. Pour autant, l’on s’est obstiné dans la course à la croissance, car il s’est avéré que la croissance était aussi associée à presque tous les critères d’épanouissement humain. La croissance a permis à des milliards de personnes de ne plus avoir à lutter pour leur subsistance, le taux d’extrême pauvreté étant passé de huit personnes sur dix en 1820 à seulement une personne sur dix aujourd’hui. Elle a allongé l’espérance de vie moyenne et amélioré la santé, faisant de l’obésité, et non de la famine, le principal problème des pays riches. Elle a sorti l’humanité de l’ignorance et de la superstition : neuf personnes sur dix étaient analphabètes en 1820, le ratio est exactement inversé aujourd’hui.

La liste des bienfaits de la croissance est longue, mais les responsables politiques y ont particulièrement trouvé leur compte. La croissance leur a tout d’abord permis de financer les grands projets de l’après-guerre : le New Deal, l’assurance sociale, les plans quinquennaux. Elle promettait aussi de faciliter l’action politique au quotidien. Tout le monde, apparemment, pouvait en tirer parti. La croissance semblait également permettre d’éviter les conflits et les désaccords si fréquents qui rongent la société. Pour reprendre la formule d’un économiste, le processus est devenu « à la fois le chaudron d’or et l’arc-en-ciel ».

La croissance était, et reste, indéniablement pleine de promesses, mais une certaine complaisance s’est installée. Dirigeants, économistes et bien d’autres, aveuglés par les effets positifs apparents de la croissance, ont commencé à croire que non seulement elle était salutaire, mais aussi qu’elle ne coûtait rien ou presque. « En Occident, bien que la croissance ait un prix, ce prix n’est peut-être pas si élevé après tout », affirmait un économiste britannique lors d’une réunion d’éminents scientifiques tenue au début des années 60. C’est loin d’être le cas.

Notre course effrénée à la croissance a un coût énorme et des conséquences désastreuses que nous ne mesurons pas encore tout à fait. Ce coût s’exprime souvent en termes environnementaux : nous nous dirigeons à grands pas vers une catastrophe écologique, les huit dernières années ont été les plus chaudes de l’histoire de l’humanité, et le changement climatique est désormais une urgence climatique. La croissance est également associée aux préoccupations majeures des citoyens concernant l’avenir.

Les technologies qui ont favorisé la croissance et sur lesquelles nous nous sommes appuyés sont également des sources d’inégalités : elles ont contribué à rendre l’humanité plus prospère, mais aussi plus divisée. Elles menacent le travail et minent la vie politique : l’intelligence artificielle et autres technologies perturbent les marchés du travail et le monde politique d’une manière qu’il n’est pas certain que nous puissions contrôler. Elles bouleversent aussi les communautés, stimulant certains secteurs, en détruisant d’autres et anéantissant les sources traditionnelles de savoir partagé.

Nous sommes aujourd’hui face à un dilemme. La croissance est associée à nombre de nos plus grandes victoires, mais aussi à plusieurs de nos plus graves problèmes. Les promesses de la croissance nous poussent dans une course inlassable, mais ses coûts nous en dissuadent fortement. C’est comme si nous ne pouvions pas continuer, et pourtant nous devons le faire.

L’absurdité de la décroissance

Le mouvement en faveur de la « décroissance » propose une réponse radicale : si la croissance est le problème, alors moins de croissance, voire pas de croissance du tout ou une croissance négative, est la solution. Cette proposition, qui a vu le jour il y a quelques dizaines d’années dans les rangs d’une poignée d’universitaires soucieux de l’environnement, s’est répandue et bénéficie aujourd’hui du soutien d’écologistes et d’activistes de premier plan.

Les partisans de la décroissance ont raison sur un point : nous ne pouvons pas continuer sur la voie de la croissance actuelle. Les écologistes sous-estiment même les effets néfastes de la croissance, au vu de tous les problèmes supplémentaires qu’elle engendre. Ceci étant, les partisans de la décroissance commettent plusieurs erreurs.

Ce mouvement repose sur une mauvaise appréciation du fonctionnement réel de la croissance économique. Le slogan « une croissance infinie est impossible dans un monde fini » en est la preuve. C’est faux. Ce mode de pensée est ancré dans une vision archaïque de l’activité économique, celle d’un monde matériel où les éléments visibles et tangibles, tels que les équipements agricoles ou les machines industrielles, jouent un rôle déterminant.

Ces considérations matérielles sont une distraction. La croissance ne découle pas de l’utilisation de ressources de plus en plus limitées, mais de la découverte de moyens de plus en plus productifs d’utiliser ces ressources finies. En d’autres termes, elle ne provient pas du monde tangible des objets, mais de celui intangible des idées. Et l’univers des idées est vaste au-delà de toute imagination, quasi infini. Ainsi, notre monde fini n’est pas la contrainte à prendre en compte dans la réflexion sur l’avenir de la croissance économique.

Par ailleurs, la décroissance nous rappelle à quel point il serait catastrophique d’abandonner purement et simplement la quête de croissance. Comme d’autres l’ont fait remarquer, le gel du PIB par habitant aux niveaux actuels nécessiterait soit d’abandonner 800 millions de personnes à une situation d’extrême pauvreté, soit de réduire le revenu des 7,1 milliards d’habitants restants, sans parler du renoncement à tous les autres avantages liés à l’augmentation du niveau de vie.

Des idées fortes

Il faut partir du principe que nous avons besoin de plus de croissance. Sans croissance, nous avons peu de chance de réaliser nos ambitions les plus élémentaires pour la société, qu’il s’agisse d’éradiquer la pauvreté ou de fournir des soins de santé de qualité à tous, sans parler des espoirs plus grands que nous devrions avoir pour l’avenir. Ce serait cruellement manquer d’imagination que de croire que nous vivons actuellement une sorte de pic économique et que la croissance devrait être suspendue, non seulement pour les dix prochaines années, ni même pour les dix mille ans à venir, mais pour l’éternité. Alors, comment stimuler la croissance ?

L’assurance affichée par les responsables politiques quant aux mesures à prendre masque le peu que nous savons. Cependant, une leçon essentielle se dégage : la croissance est le fruit d’un progrès technologique qui s’appuie sur la découverte de nouvelles idées sur le monde. Se demander comment générer plus de croissance revient à se demander comment générer plus d’idées. Je propose d’agir sur quatre fronts.

La croissance ne découle pas de l’utilisation de ressources de plus en plus limitées, mais de la découverte de moyens de plus en plus productifs d’utiliser ces ressources finies.

Tout d’abord, il est indispensable de revoir notre régime de propriété intellectuelle, qui protège trop souvent le statu quo, privilégiant les auteurs passés de découvertes au détriment de ceux qui souhaitent utiliser et réutiliser ces idées à l’avenir. Ce régime est obsolète : la convention de Berne, par exemple, le principal accord international de coordination des droits d’auteur, n’a subi aucune modification depuis plus d’un demi-siècle. Elle risque de compromettre les possibilités offertes par les nouvelles technologies, telles que l’intelligence artificielle générative. La protection est trop étendue pour l’équipement utilisé par ces systèmes, sans lequel ils ne peuvent pas fonctionner, et pas assez pour la production extraordinaire des mêmes systèmes.

En second lieu, il faut accroître considérablement nos investissements dans la recherche et développement, dont la tendance et le niveau actuels sont affligeants. En France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, la part des dépenses de recherche et développement dans le PIB s’est effondrée depuis le milieu du XXe siècle ; aux États-Unis, elle stagne aux niveaux atteints à la fin des années 60. Même l’investissement du chef de file mondial en la matière, Israël, qui consacre chaque année 5,4 % de son PIB à la recherche et développement, apparaît modeste par rapport aux investissements réalisés par les grandes entreprises : Alphabet, Huawei et Meta y allouent plus de 15 % de leur chiffre d’affaires. Un pays n’est pas une entreprise, mais le contraste en dit long sur les priorités. Aucun pays ne peut compter sur un flot constant d’idées nouvelles s’il n’y consacre pas des ressources substantielles.

Nous devons aller plus loin. Il est essentiel de réduire les inégalités et de favoriser l’intégration de tous dans des secteurs de l’économie générateurs d’idées. Ainsi, les États-Unis pourraient quadrupler l’innovation si les minorités raciales, les femmes et les enfants issus de familles à bas revenu pouvaient innover au même titre que les hommes blancs de familles aisées. Les arguments moraux contre les inégalités sont nombreux et impérieux, mais sur le plan économique, ces inégalités engendrent aussi une inefficacité extrême : un monde où certains ne sont pas en mesure de faire émerger et de partager des idées, alors qu’il peut en être autrement, perd de sa force, tant du point de vue économique que culturel.

Le dernier point, le plus radical, est que nous devons exploiter les nouvelles technologies pour nous aider à trouver de nouvelles idées. AlphaFold, conçu par DeepMind, en est un bon exemple. En 2020, cet algorithme a résolu le problème du « repliement des protéines » et peut désormais déterminer la structure en 3D de millions de protéines en quelques minutes (un chercheur pourrait consacrer toutes ses années de doctorat à une seule protéine). Cette avancée fera évoluer nos connaissances sur les maladies et notre capacité à les soigner dans les années à venir. Nous avons besoin de beaucoup plus de découvertes fondées sur la technologie.

Une opportunité existentielle

Ces mesures constituent la meilleure approche pour faire émerger de nouvelles idées et générer plus de croissance, mais elles ne résoudront pas à elles seules notre dilemme. La recherche d’une plus grande prospérité matérielle à tout prix ne fera qu’aggraver la situation. Nous devons faire usage de tous les moyens à notre disposition pour changer la nature de la croissance et pour réduire ses effets destructeurs sur les multiples autres enjeux qui nous importent, qu’il s’agisse d’une société plus juste ou d’une planète plus saine.

Comment y parvenir ? Prenons l’exemple de la croissance et du climat. En 2008, l’économiste britannique Nicholas Stern, auteur du Rapport Stern, est parvenu à la conclusion que pour réduire de 80 % les émissions de carbone, il en coûterait 2 % du PIB. Pour résumer, un arbitrage important devait être fait entre croissance et climat, le prix à payer pour l’action climatique étant très élevé. Mais en 2020, la Commission sur le changement climatique du Royaume-Uni a estimé que le coût de l’élimination des émissions n’était plus que de 0,5 % du PIB. Le compromis n’avait plus lieu d’être. Que s’est-il passé ? L’avalanche d’initiatives majeures (taxes et subventions, règles et réglementations, normes sociales) enregistrée au cours des deux dernières décennies a créé une forte incitation à développer des technologies propres plutôt que polluantes. Une révolution technologique s’est opérée, dont l’exemple le plus frappant est la division par 200 du prix du solaire.

Concrètement, la croissance est plus verte qu’elle ne l’a jamais été. De plus en plus de pays peuvent ainsi connaître une croissance économique tout en réduisant leurs émissions de gaz à effet de serre, une situation difficile à imaginer il y a seulement 15 ans. Une idée générale se dégage : en modifiant radicalement les incitations économiques, nous pouvons non seulement favoriser l’innovation technologique pour stimuler la croissance, mais aussi modeler les types de technologies que nous développons.

Voilà donc la grande tâche de notre époque : réorienter le progrès technologique vers les autres objectifs qui nous tiennent à cœur ; assurer la croissance de l’économie, mais aussi rendre le monde plus juste, plus vert, moins dépendant des technologies de rupture et plus respectueux de l’espace. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir que les incitations offertes aux citoyens ne reflètent pas leurs simples intérêts restreints en tant que consommateurs, mais leurs préoccupations plus fondamentales en tant que membres de la société.

Nous vivons à une époque où chaque jour ou presque apporte son lot de nouveaux risques pour notre existence et de constats décourageants de notre incapacité supposée à y faire face. Ma vision est différente : nous disposons d’une opportunité existentielle.

Nous avons la possibilité de vivre un renouveau moral, d’accorder plus d’attention à d’autres objectifs précieux que nous avons négligés jusqu’à présent, et d’y parvenir en réorientant le progrès technologique et en changeant la nature de la croissance. Nous avons le pouvoir d’améliorer notre vie d’une manière encore inimaginable. Rien à mes yeux ne peut revêtir plus d’importance.

Cet article est basé sur son dernier ouvrage, Growth: A History and a Reckoning, publié cette année.




Le télétravail, facteur de productivité (Nicholas Bloom)

Depuis la pandémie, les chiffres du télétravail ont été multiplié par cinq. Le résultat pourrait être un rehaussement de la croissance économique et des répercussions positives plus larges
D’aucuns parlent de l’économie comme d’une « science sinistre ». Hélas, les recherches récentes qui mettent en évidence le ralentissement de la croissance de la productivité depuis les années 50 ne viennent pas leur donner tort. Pour ma part, j’adopte un point de vue plus optimiste : en effet, la forte augmentation du télétravail provoquée par la pandémie est porteuse de remarquables gains de productivité.
Le télétravail a décuplé au lendemain de la pandémie, avant de se stabiliser à un niveau environ cinq fois supérieur à celui qui prévalait auparavant (graphique 1). Cette évolution pourrait venir contrebalancer le ralentissement de la productivité et relancer la croissance économique au cours des prochaines décennies. Par ailleurs, si l’intelligence artificielle (IA) parvient à générer un surcroît de production, la période de croissance molle que nous traversons pourrait bien arriver à son terme.


Mon analyse se fonde sur la théorie de la croissance imaginée par le prix Nobel d’économie Robert Solow, l’un des plus grands économistes de tous les temps. Dans son célèbre article de 1957, Solow montre que la croissance économique s’explique à la fois par l’augmentation des facteurs de production comme le travail et le capital, et par la croissance brute de la productivité. Mon analyse s’inscrit dans le cadre théorique posé par Solow et cherche à démontrer de quelle manière chacun de ces facteurs contribue à stimuler la croissance.
Travail
Pour comprendre les effets du facteur travail, le plus simple est de se pencher sur les résultats d’enquêtes effectuées aux États-Unis, en Europe et en Asie, qui montrent que l’adoption de modalités de travail flexibles correspond à peu près à une augmentation de salaire de 8 %. Les cadres et employés de bureau et autres professionnels bénéficient généralement d’un modèle de travail flexible, en vertu duquel il leur est permis de travailler à distance deux ou trois jours par semaine. Pour comprendre ce qui pourrait amener les employés à considérer cette flexibilité comme l’équivalent d’une augmentation de 8 %, remarquons que le salarié moyen passe à peu près 45 heures par semaine au bureau, auxquelles il faut ajouter 8 heures de trajets entre le lieu de travail et le domicile. Par conséquent, la possibilité de travailler depuis chez eux trois jours par semaine leur épargne autour de cinq heures de déplacements hebdomadaires, soit environ 10 % du temps consacré chaque semaine au travail et aux trajets.
La plupart des gens éprouvent une véritable aversion pour ces allers-retours quotidiens, et attribuent donc une valeur d’autant plus importante au temps gagné grâce au télétravail. Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie, a publié une étude remarquée sur ce sujet. Il y montre que les trajets quotidiens entre le domicile et le travail sont l’activité de la journée à laquelle les gens répugnent le plus, davantage qu’au travail lui-même. Dès lors, on comprend aisément pourquoi l’employé moyen est si attaché au télétravail, qui lui permet d’éviter de perdre des heures chaque semaine dans des trajets pénibles, tout en lui offrant la possibilité d’élire domicile plus loin de son lieu de travail.
Le prix qu’attachent les employés au télétravail a un effet puissant sur l’offre de main-d’œuvre. Dans l’économie mondiale, des dizaines de millions de gens se trouvent aux marges de la population active. Par conséquent, de modestes changements rendant le travail plus attractif peuvent amener des millions d’entre eux vers l’emploi. Au sein de cette main-d’œuvre marginale, on trouve les personnes qui doivent s’occuper d’enfants ou de personnes âgées, les gens proches de l’âge de la retraite et certains habitants des zones rurales.
Les quelque deux millions de travailleurs handicapés supplémentaires qui travaillent aux États-Unis depuis la pandémie donnent un bon exemple des effets du télétravail sur l’offre de main-d’œuvre. Ces augmentations dans l’emploi des handicapés s’observent principalement dans les professions où le taux de travail à domicile est élevé. Les travailleurs handicapés sont gagnants à double titre : d’une part, ils se voient épargner de longs trajets et, d’autre part, le télétravail leur permet de maîtriser leur environnement de travail.
L’emploi des femmes d’âge très actif constitue un autre exemple : aux États-Unis, il a augmenté environ 2 % plus vite que l’emploi des hommes d’âge très actif depuis la pandémie. Selon des recherches récentes, le rôle plus important dévolu aux femmes dans la garde des enfants pourrait expliquer cette hausse de leur participation à la population active à la faveur du télétravail.
Ces effets combinés pourraient accroître l’offre de main-d’œuvre de plusieurs points de pourcentage.
Bien entendu, ce calcul s’effectue à population constante. Or, à plus long terme, le télétravail pourrait également faire augmenter les taux de fécondité. J’ai eu l’occasion d’interroger des centaines d’employés et de cadres, et nombre d’entre eux m’ont affirmé que le travail à domicile leur facilitait la tâche en tant que parents. Ce phénomène est sans doute le plus frappant en Asie de l’Est, où les longues journées de travail, les trajets particulièrement pénibles entre le domicile et l’entreprise et les intenses pressions qui s’exercent sur les parents ont rapidement fait chuter le nombre d’enfants par femme. Si les parents sont autorisés à travailler depuis chez eux deux ou trois jours par semaine, en particulier s’ils bénéficient d’emplois du temps flexibles leur permettant de partager les responsabilités parentales, alors les taux de natalité pourraient repartir à la hausse. Selon des analyses préliminaires effectuées à partir d’enquêtes réalisées aux États-Unis, le nombre d’enfants souhaité par couple pourrait augmenter de 0,3 à 0,5 pourvu que chacun des deux membres du couple ait la possibilité de télétravailler au moins un jour par semaine.
Capital
Les effets bénéfiques du télétravail sur le capital tiennent au fait qu’à long terme, les espaces de bureaux redevenus disponibles pourront servir à d’autres usages, comme le logement ou à la vente de détail. Si les employés travaillent depuis leur domicile deux ou trois jours par semaine, la société aura besoin de moins d’espaces de bureaux, où pourront alors se dérouler d’autres activités. Le télétravail réduit également la circulation routière liée aux trajets entre le travail et le domicile, ce qui rend moins nécessaire la construction de nouvelles infrastructures de transport. Un usage plus intensif du « capital domiciliaire » (c’est-à-dire l’espace et les équipements que contiennent nos maisons et nos appartements) peut permettre à la société de réaliser des économies sur le capital de bureau et de transport, qui pourra ainsi servir à de nouveaux usages. Dans les centres des grandes villes, la moitié du terrain environ est recouverte de bureaux, or leur taux d’occupation est désormais inférieur de moitié aux niveaux observés avant la pandémie, ce qui signifie que l’espace consacré aux bureaux pourrait être considérablement réduit.
De récentes données sur les vitesses de circulation montrent que le trafic routier matinal est plus rapide de 3 à 5 km/h, ce qui réduit l’utilité de nouvelles infrastructures de transport et fait gagner au salarié moyen plusieurs minutes par jour.
À long terme, en permettant aux salariés de travailler à distance, exclusivement ou en partie, il sera possible de consacrer davantage de terrains sous-utilisés à l’offre de logements, ce qui aura pour effet d’augmenter l’offre foncière. Dans de nombreuses métropoles, le trafic routier est fortement encombré parce que la plupart des employés refusent de vivre à plus d’une heure du centre-ville, où ils doivent se rendre pour travailler. Si leur présence au bureau n’était exigée que quelques jours par semaine, des trajets plus longs deviendraient possibles, ce qui permettrait de consacrer à un usage résidentiel des espaces situés plus loin des centres-villes.
Ces effets combinés sur le capital pourraient également accroître la production de quelques points de pourcentage au cours des prochaines décennies.
Productivité
Les études classiques de microéconomie portant sur les sociétés et les individus tendent à montrer que le modèle de travail hybride, devenu la norme pour environ 30 % des employés aux États-Unis, en Europe et en Asie, a un impact à peu près nul sur leur productivité. Le télétravail est bénéfique pour les employés, dans la mesure où il leur épargne des trajets épuisants et a tendance à leur offrir un environnement de travail plus serein. Cependant, en réduisant le temps passé au bureau, il peut également entraver la capacité des salariés à apprendre, innover et communiquer. Les études donnent à penser que la résultante de ces effets positifs et négatifs est à peu près nulle : le modèle de travail hybride associant télétravail et présence au bureau n’aurait donc aucun effet net sur la productivité.
S’agissant du télétravail exclusif, adopté par environ 10 % des salariés, son impact sur la productivité dépend fortement de la manière dont on l’organise. Plusieurs études réalisées au début de la pandémie ont montré que les entreprises dont les salariés travaillaient intégralement depuis leur domicile avaient vu leur productivité largement entamée, ce qui tient peut-être à la désorganisation engendrée par les premiers confinements. D’autres études ont mis en évidence des effets nettement positifs, en général lorsque le travail concerné peut s’effectuer de manière autonome, comme pour les centres d’appel ou la saisie de données, à condition que les entreprises soient bien gérées.
En somme, le modèle de télétravail exclusif a sans doute un effet neutre sur la productivité des entreprises, car les sociétés n’ont tendance à l’adopter que lorsqu’il est adapté à leurs activités ; souvent, il s’agit de tâches de programmation ou de soutien informatique, effectuées par des employés qualifiés dans un environnement contrôlé. Au niveau microéconomique, les effets sur la productivité de telle ou telle entreprise sont sans doute nuls ; en revanche, au niveau macroéconomique, l’effet total du télétravail est probablement positif, via la puissante intégration sur le marché du travail qu’il génère.
Pour saisir les avantages de cette intégration sur le marché du travail, il convient de remarquer que les postes de travail nécessitant une présence quotidienne ne peuvent être occupés que par des salariés qui résident à proximité. Ainsi, un poste dans les ressources humaines ou dans les services informatiques d’une entreprise new-yorkaise ne pourrait être occupé que par un salarié embauché localement. Supposons que des personnes vivant en Bulgarie, au Brésil ou au Belize soient plus qualifiées pour le poste en question : l’employeur ne pourrait pas les recruter, puisqu’elles ne seraient pas en mesure de venir travailler sur place. En revanche, dès lors que les postes peuvent être pourvus entièrement à distance, l’employeur n’est plus tenu de se contenter du meilleur employé vivant sur place, ni même, dans le cas d’un modèle de travail hybride, du meilleur employé installé dans la région : il peut choisir le meilleur employé du monde.
De récentes études sur la discrimination à l’embauche et sur la réaffectation de la main-d’œuvre montrent qu’en étendant les marchés du travail à un vivier de candidats plus large, il est possible de générer un surcroît massif de productivité. Au moment de pourvoir un poste, une entreprise aura plus de chance de trouver le meilleur employé possible si elle a le choix non plus entre 10 mais entre 10 000 candidats qualifiés, en particulier si elle peut s’appuyer sur l’intelligence artificielle pour présélectionner les profils les plus adaptés. En permettant aux sociétés de recruter à partir d’un vivier mondial, le télétravail renforce donc la productivité du travail.
En réduisant la pollution liée aux transports, le travail à domicile présente un autre avantage pour la productivité au niveau macroéconomique. D’après les estimations, aux États-Unis et en Europe, l’essor du télétravail a réduit de 10 % le volume des trajets quotidiens entre le domicile et le lieu de travail. Cela a permis de réduire la pollution atmosphérique, en particulier s’agissant des émissions de particules lourdes. Des études ont établi un lien entre la pollution et la dégradation de la santé cognitive et de la productivité. En réduisant la pollution, il est possible non seulement d’améliorer notre qualité de vie, mais aussi d’augmenter la croissance.
Cercle vertueux
Ces effets se trouvent renforcés par un cercle vertueux, dans lequel le recours au télétravail et l’accélération de la croissance s’entretiennent mutuellement. La science économique s’intéresse depuis longtemps aux effets observables à l’échelle des marchés, et il ressort de ces analyses que les entreprises s’évertuent à innover pour conquérir des marchés plus vastes et plus lucratifs. Lorsque le nombre de personnes travaillant à domicile tous les jours passe de 5 millions à 50 millions, cela n’échappe pas aux fabricants de matériels et de logiciels informatiques, ni aux jeunes entreprises innovantes ou aux investisseurs. Le développement de nouvelles technologies au service de ces marchés va donc s’accélérer, ce qui va améliorer leur productivité et leur croissance.
Ce cercle vertueux s’est d’ores et déjà enclenché. La part des nouvelles demandes de brevets auprès du Bureau américain des brevets et des marques de commerce dans lesquelles figurent à plusieurs reprises les mots « travail à distance », « télétravail », ou autres termes associés, constante jusqu’à 2020, a commencé à augmenter (voir graphique 2). Cette évolution témoigne du perfectionnement technologique en cours dans ce domaine. L’amélioration de la qualité des caméras, des écrans et des logiciels et technologies tels que la réalité augmentée, la réalité virtuelle et les hologrammes augmentera la productivité du travail hybride et à distance de demain. Cela générera un cercle vertueux, alimenté tour à tour par le télétravail et la croissance économique.

L’une des critiques adressées à la généralisation du télétravail concerne ses effets néfastes sur les centres-villes. Il est certain que les dépenses effectuées auprès de commerces de détail ont chuté dans les centres-villes, mais cette activité s’est redéployée dans les zones résidentielles, et les dépenses globales de consommation ont renoué avec leur tendance antérieure à la pandémie. La forte dévalorisation de l’immobilier de bureau présente peut-être un problème plus grave. Celle-ci entraîne certes des pertes pour les investisseurs du secteur, mais, à long terme, la mise à disposition d’espace supplémentaire pour l’offre de logements dans les centres-villes y fera baisser le coût de la vie. Dans les années 90 et 2000, le coût de la vie dans les zones urbaines a augmenté de manière spectaculaire, ce qui a eu pour effet d’exclure des centres-villes les salariés à revenus faibles ou intermédiaires. Ce problème est d’autant plus sérieux que beaucoup de ces employés fournissent des services essentiels : pompiers, policiers, professeurs, soignants, employés du secteur alimentaire et des transports, entre autres activités qui ne peuvent être effectuées qu’en personne. Si une partie de l’immobilier de bureau dans les centres villes était convertie en immobilier résidentiel, ces travailleurs essentiels pourraient y trouver des logements plus abordables.
L’essor du télétravail en 2020 a permis de compenser le ralentissement global de la productivité observé avant la pandémie, et contribue à stimuler la croissance d’aujourd’hui et de demain. Le rôle d’un économiste consiste généralement à assurer un équilibre entre les gagnants et les perdants. D’ordinaire, l’analyse de l’évolution des technologies, des échanges commerciaux, des prix et des réglementations fait apparaître un bilan contrasté, marqué par la présence de nombreux gagnants et de nombreux perdants. S’agissant du télétravail, il y a beaucoup plus de gagnants que de perdants. Les entreprises, les salariés et la société en général en profitent massivement. Jamais, dans ma carrière d’économiste, je n’ai observé un changement qui bénéficie à ce point au plus grand nombre.
Je me retrouve ainsi dans la situation insolite d’un praticien optimiste de la « science sinistre ». C’est une situation qui me convient d’autant mieux que j’ai écrit cet article chez moi.




L’économie mondiale et les promesses de l’intelligence artificielle (Michael Spence)

À condition d’être bien utilisée, l’intelligence artificielle pourrait stimuler la croissance économique et contribuer à relancer la productivité.

Depuis la pandémie, l’économie mondiale est marquée par un ralentissement de la croissance, la plus tenace des inflations depuis des décennies, des progrès limités en matière de durabilité et des coûts d’emprunt élevés qui pèsent sur l’investissement, notamment dans le domaine de la transition énergétique où les besoins en capitaux sont colossaux. Pour autant, l’atonie de la croissance de la productivité pourrait être le frein le plus important depuis la crise financière mondiale.

Pour assouplir les contraintes d’offre qui contribuent au ralentissement de la croissance, aux nouvelles tensions inflationnistes, à la hausse des coûts du capital, aux difficultés des finances publiques et à la diminution des marges de manœuvre budgétaires, et qui font obstacle à la réalisation des objectifs de développement durable, l’intelligence artificielle (IA) est notre meilleur atout. En effet, l’IA pourrait non seulement inverser la tendance actuelle de ralentissement de la productivité, mais aussi, avec le temps, accroître celle-ci considérablement et durablement.

Bien sûr, tout cela prendra du temps. La loi de Roy Amara s’applique ici, comme lors des derniers épisodes de la transformation technologique : nous avons tendance à en surestimer l’incidence à court terme et à la sous-estimer à long terme. Je dirais (et il ne s’agit ici que d’une supposition qui repose sur les schémas d’investissement actuels) que nous pourrions commencer à voir un impact significatif sur la productivité du travail d’ici la fin de la décennie.

Ces phénomènes résultent de la convergence de trois puissants facteurs.

Le premier concerne les chocs, notamment la guerre, la pandémie, le changement climatique, les tensions géopolitiques, la résurgence du nationalisme et l’importance croissante accordée à la sécurité nationale dans la politique économique internationale. Ces perturbations de plus en plus graves et fréquentes réorientent les réseaux d’approvisionnement mondiaux sur la voie de la diversification et contribuent à accroître leur résilience. Mais cette pression est onéreuse et contribue aux tensions inflationnistes.

Par exemple, Apple déplace une partie de sa production vers l’Inde, qui produit désormais 15 % des iPhones. Par ailleurs, la fabrication (qui ne doit pas être confondue avec la conception) des semi-conducteurs les plus avancés s’effectue exclusivement en Corée du Sud et dans la province chinoise de Taiwan, ce qui n’est pas viable du point de vue de la sécurité nationale.

La diversification des sources d’approvisionnement est confortée par des mesures visant à rapatrier d’importantes chaînes d’approvisionnement, ou tout du moins à les relocaliser dans des pays amis et à priver dans le même temps les pays rivaux de tout accès à certains biens, technologies et capitaux. Certaines de ces politiques protectionnistes visent à protéger les travailleurs nationaux de la concurrence étrangère.

Il en résulte que, depuis la pandémie, on observe une fragmentation rapide des réseaux d’approvisionnement mondiaux, qui se caractérisaient par une plus grande cohésion dans les années d’après-guerre. Les chaînes d’approvisionnement répondaient alors avant tout à des critères économiques, à savoir l’efficacité et les avantages comparatifs. Aujourd’hui, il est devenu impossible de simultanément augmenter la résilience et réduire les coûts : nous avons donc cessé de réduire les coûts. Ce virage structurel fait partie des nombreux facteurs qui contribuent aux tensions inflationnistes.

Tendances à long terme

Malgré l’atténuation des tensions sur les chaînes d’approvisionnement héritées de la pandémie, une deuxième série de facteurs, qui relèvent de tendances lourdes, viennent réduire encore davantage l’élasticité de l’offre et augmenter les coûts. Il s’agit notamment du déclin de la productivité, en particulier dans les pays avancés, mais encore du vieillissement de la population dans des pays qui représentent plus de 75 % de la production mondiale. La baisse des taux de fécondité et l’allongement de l’espérance de vie ralentissent la croissance de la population active, voire la font reculer : par conséquent, la prise en charge d’un plus grand nombre de personnes âgées incombe à un moindre nombre de travailleurs. Selon les régimes de sécurité sociale, ces tendances peuvent générer des tensions budgétaires, alors même que les taux d’intérêt des banques centrales restent élevés. Il est frappant de constater que de nombreux pays avancés connaissent des pénuries de main-d’œuvre dans les secteurs créateurs d’emploi. Dans un contexte de demande globale soutenue, ce phénomène pèse sur la croissance et ajoute aux tensions inflationnistes, en particulier aux États-Unis. L’Allemagne souffre également d’un manque de main-d’œuvre similaire.

La pandémie a contribué à augmenter le niveau de la dette souveraine dans un grand nombre de pays. À l’échelle mondiale, la dette souveraine dépasse désormais le produit intérieur brut et continue d’augmenter au-delà de ce seuil aux États-Unis, où elle atteint désormais 120 % du PIB. En Europe, le ratio dette publique/PIB est de 88,6 %, et la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France, la Belgique et le Portugal affichent des chiffres au-dessus de la moyenne (dans le cas de la Grèce et de l’Italie, largement au-dessus). La dette souveraine de la Chine semble moins élevée, sauf si l’on compte la dette des entreprises publiques, qui représente une part importante du secteur des entreprises. Cela s’explique en partie par les dépenses colossales engagées avec succès pendant la pandémie pour prévenir les souffrances humaines et les fermetures d’entreprises et éviter d’affaiblir les bilans comptables des particuliers et des entreprises. C’est précisément parce que l’incidence sur les bilans financiers n’a pas été aussi importante pendant la pandémie que pendant la crise financière mondiale que la demande a résisté malgré la hausse des taux d’intérêt.

Enfin, dans cette deuxième catégorie, il faut mentionner le ralentissement du puissant moteur déflationniste, à l’œuvre depuis plusieurs décennies, que constituent la croissance des pays émergents et la forte augmentation des capacités de production de l’économie mondiale, en particulier (mais pas exclusivement) en Chine.

Les économistes de développement parlent à ce sujet du « tournant de Lewis ». Il s’agit du moment où, dans la croissance d’un pays émergent, la main-d’œuvre sous-employée et sous-utilisée dans les secteurs traditionnels est largement mise à contribution, puis absorbée par l’urbanisation et les pans mieux connectés de l’économie.

Les gains potentiels de l’IA devraient faire sentir leurs effets sur la recherche scientifique et technologique, de la biologie à la physique en passant par la science des matériaux, et jouer un rôle clé dans la transition énergétique.

La productivité mérite une attention toute particulière. La croissance de la productivité aux États-Unis atteignait en moyenne 1,68 % entre 1998 et 2007, période au cours de laquelle de nombreux Américains ont eu accès à Internet et, plus tard, aux téléphones portables. Elle a ensuite ralenti pour tomber à 0,38 % entre 2010 et 2019.

L’ensemble de l’économie a connu ce ralentissement. La croissance de la productivité des secteurs des biens et services exportables, qui tendent à être plus productifs, alors qu’ils emploient moins d’un quart des travailleurs, est passée de 4,27 % à 1,23 %. Celle des grands secteurs de services non exportables, moins productifs, est passée de 0,73 % à un niveau nul dans les faits.

Ce qui est surprenant, c’est que les États-Unis s’en sont beaucoup mieux sortis que d’autres pays avancés, et mieux que tous ceux du continent européen, malgré cette récente tendance à une croissance modérée de la productivité. En Europe, le ralentissement de la croissance et de la productivité est en partie imputable à l’adoption plus tardive et au déploiement moins efficace des technologies numériques, ainsi qu’au développement plus limité des secteurs technologiques qu’aux États-Unis et en Chine.

La productivité mesurée a légèrement augmenté pendant la pandémie, principalement en raison de la fermeture partielle des secteurs les moins productifs et de l’adoption du travail à distance par les secteurs les plus productifs. Il nous faudra davantage de données pour savoir si cette reprise s’inscrira dans la durée, mais on observe déjà une tendance similaire dans d’autres pays développés.

De ces deux séries de facteurs résulte un passage relativement rapide d’une croissance limitée par la demande à une croissance limitée par l’offre. La croissance est atone, l’inflation perdure, et les taux d’intérêt réels restent élevés. De nombreux économistes, dont je fais partie, estiment que les conditions structurelles que j’ai décrites plus haut signifient que les coûts d’emprunt devraient rester élevés, et sans doute supérieurs à ceux qui prévalaient pendant la décennie qui a suivi la crise financière mondiale. Ce phénomène devrait amener d’importants changements dans le monde de l’investissement, notamment en maintenant le coût du capital et les taux d’actualisation à un niveau élevé et en réduisant les valorisations.

Il convient de noter que les investisseurs ne partagent pas la même opinion et qu’ils changent d’avis quant à l’évolution probable des taux d’intérêt. Par exemple, les prévisions qui tablaient l’année dernière sur sept baisses d’un quart de point des taux d’intérêt cette année par la Réserve fédérale ont vite été balayées. Les marchés en anticipent désormais une ou deux. Ces anticipations pourraient encore évoluer et s’orienter vers des taux maintenus à un niveau élevé à plus long terme, comme semble l’indiquer la conjoncture actuelle.

Révolutions technologiques

Ceci nous amène à la troisième série de facteurs convergents : la science et la technologie. Trois transformations révolutionnaires sont à l’œuvre. La première est la transformation numérique qui s’opère depuis maintenant plusieurs décennies et qui s’accélère avec les récentes avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle. La seconde est une révolution qui transforme les sciences biomédicales et de la vie. La troisième concerne les technologies sur lesquelles repose la transition vers une énergie durable.

Les trois bénéficient d’importants investissements. L’accélération des progrès est commandée non seulement par les avancées technologiques, mais aussi par la mise à disposition d’un large ensemble d’outils performants, aux coûts décroissants, et de plus en plus accessibles. Les coûts du solaire ont chuté au cours de la dernière décennie. Les avancées se sont multipliées, des semi-conducteurs ultraperformants au séquençage de l’ADN, puis aux modèles tridimensionnels de centaines de millions de protéines publiés dans une base de données mise gratuitement à la disposition du public.

 

Le développement et le déploiement de telles technologies à des fins productives vont bouleverser la structure économique de tous les pays. Nous ne pouvons pas prédire tout ce que ces changements vont entraîner, mais il est certain que leurs répercussions seront considérables.

 

Malgré des chocs et des freins persistants, nous disposons des compétences et des outils requis pour favoriser la croissance, l’inclusion et la durabilité au sein de l’économie mondiale.

Les technologies émergentes ouvrent la voie à une hausse durable de la productivité, comme je l’ai expliqué l’année dernière dans un article sur le potentiel de l’IA générative (en collaboration avec James Manyika de Google). Cette analyse concorde avec d’autres estimations, comme celle du McKinsey Global Institute.

L’IA générative est la première intelligence artificielle à être dotée d’une capacité quasi-humaine, exploitable dans des secteurs divers et pouvant détecter et changer de domaine uniquement sur la base de requêtes. Elle peut parler d’inflation, écrire du code informatique, faire des mathématiques, même s’il reste des progrès à faire. Sa capacité surhumaine de reconnaissance de motifs en fait un assistant numérique puissant. Plutôt qu’une automatisation totale, la collaboration homme–machine, ou ce que l’on appelle parfois « l’augmentation », est le modèle à privilégier.

Geoffrey Hinton, pionnier de l’IA moderne, basée sur un réseau neuronal, en comprend bien les implications. Il prend l’exemple d’un médecin expérimenté. Alors que ce médecin peut, au cours de sa carrière, s’occuper de milliers de patients, l’IA médicale peut en examiner des centaines de milliers. Elle peut donc l’aider dans son travail, et s’avérer encore plus utile lorsqu’un médecin manque d’expérience. Les études sur les applications de l’intelligence artificielle dans d’autres domaines le confirment, par exemple dans le service à la clientèle, où les assistants numériques alimentés par l’IA et formés sur les interactions passées ont, dans l’ensemble, permis de réaliser d’importants gains de productivité, en particulier lorsque les agents ont moins d’expérience.

L’IA est une technologie multi-usage qui a des applications dans tous les secteurs de l’économie et se décline par domaines et par tâches. Il s’agit là d’un point important, car seules les technologies généralistes peuvent provoquer une hausse de la productivité dans l’ensemble de l’économie.

Les applications mobiles dopées à l’IA sont déjà intégrées dans les appareils personnels comme les téléphones, grâce aux semi-conducteurs avancés notamment.

Cela dit, il reste encore plusieurs difficultés à surmonter avant d’en exploiter pleinement le potentiel. Il convient ainsi d’adopter une réglementation visant à prévenir l’utilisation abusive de la technologie et des données. Ce projet de réglementation à des fins d’atténuation des risques est en cours de développement à l’échelle mondiale.

Il importe également de surmonter le biais d’automatisation, ou encore ce qu’Erik Brynjolfsson appelle le piège de Turing, c’est-à-dire une forte tendance à considérer cette technologie comme une forme d’automatisation complète et à penser qu’elle va donc remplacer le travail humain.

Il s’agit là d’un point de vue courant dans les médias, le monde de l’entreprise et la sphère politique, comme en témoigne la crainte généralisée de massives destructions d’emplois.

La question la plus importante pour les pouvoirs publics concerne probablement les gains que l’IA est susceptible de générer. Pour qu’elle puisse à terme donner la pleine mesure de ses bienfaits économiques, elle doit être accessible à tous les secteurs et à toutes les entreprises, quelle que soit leur taille. S’il ne fait aucun doute que les investissements massifs réalisés dans des secteurs comme la technologie et la finance auront un impact considérable, la technologie doit aussi être mise en œuvre dans les principaux secteurs générateurs d’emplois, qui ont tendance à être à la traîne, comme les services publics, la santé, le bâtiment et l’hôtellerie. Les études réalisées avant l’émergence de l’intelligence artificielle sur l’adoption du numérique indiquent que ce schéma d’une large diffusion n’est pas garanti, et qu’un scénario de divergence est possible, voire probable, si les pouvoirs publics se contentent de donner libre cours aux forces du marché.

Les politiques visant à favoriser l’accessibilité et la diffusion de l’IA ainsi que l’acquisition des compétences requises pour exploiter pleinement son potentiel sont actuellement peu nombreuses, au regard de celles dont l’objectif consiste uniquement à en atténuer les risques et à en prévenir les utilisations abusives. Le rééquilibrage des politiques doit donc passer par la mise en place de nouvelles politiques de promotion de la technologie, sans pour autant abandonner les autres. Il ne s’agit pas d’inciter les États à choisir des gagnants ou des champions nationaux. Au contraire, une véritable politique de concurrence devrait faire partie des mesures envisagées. En outre, il convient de mettre l’accent sur les secteurs et les entreprises susceptibles de découvrir la technologie et de l’adopter tardivement, comme les petites et moyennes entreprises. Enfin, comme les emplois vont évoluer vers des formes de collaboration avec l’IA, il importe aussi d’accorder une attention particulière à la reconversion professionnelle et à l’acquisition de nouvelles compétences.

Obstacles à surmonter

Les gains potentiels de l’IA ne consistent pas seulement à surmonter les problèmes de croissance et de productivité dans le sillage de la pandémie. Ils devraient également faire sentir leurs effets sur la recherche scientifique et technologique, de la biologie à la physique en passant par la science des matériaux, et jouer un rôle clé dans la transition énergétique.

Les besoins en matière de compétences et de puissance de calcul et la croissance rapide de la demande d’électricité sont les principaux obstacles à l’élaboration de modèles d’intelligence artificielle générative de plus en plus puissants. La disponibilité des données ne représente pas une contrainte majeure. Internet regorge en effet de vastes données permettant d’entraîner des IA. Bien sûr, certaines IA non génératives sont puissantes et revêtent une grande importance. AlphaFold, un système d’intelligence artificielle qui prédit la structure tridimensionnelle d’une protéine, en est un exemple. Cette application nécessite des données biologiques pointues et la contribution d’experts spécialistes de la question du repliement des protéines.

Il est vrai aussi que les méga-plateformes qui jouent un rôle moteur dans le développement de l’IA générative sont bâties sur des modèles économiques qui s’appuient sur des données personnelles et un ciblage très précis. Toutefois, pour entraîner les grands modèles de langage et autres technologies du même type, il n’est pas nécessaire de disposer de données sensibles à caractère personnel.

Les systèmes assez puissants pour entraîner des modèles avec des milliards de paramètres résident en grande partie dans les systèmes infonuagiques du secteur privé, principalement aux États-Unis et en Chine. Cela constitue un véritable handicap pour le monde scientifique et universitaire, ainsi que la course effrénée pour dénicher les meilleurs spécialistes du domaine. Étendre l’infrastructure informatique à une large communauté de chercheurs et d’innovateurs est une étape indispensable à la démocratisation et à la création d’un espace ouvert qui assure un équilibre suffisant entre recherche universitaire et innovation privée ; or c’est cet équilibre qui permettra une diffusion à grande échelle.

L’Europe risque de prendre du retard sur les États-Unis et la Chine dans le développement et le déploiement de l’IA, et ce pour trois raisons. Premièrement, la recherche fondamentale n’est pas suffisamment financée dans l’Union européenne. Deuxièmement, sa puissance de calcul est insuffisante pour soutenir la recherche. Troisièmement, elle ne tire pas pleinement avantage de la taille de son économie. Compte tenu des coûts de développement fixes élevés et des coûts variables relativement faibles du numérique et de l’IA, le retour sur investissement est largement déterminé par les économies d’échelle, qui constituent un énorme avantage. Les marchés de capitaux européens restent cloisonnés ; l’intégration du marché des services est incomplète et entravée par une réglementation fragmentée au niveau national. On ignore encore si cette situation perdurera, ou si les récentes élections du Parlement européen marqueront un tournant. Deux rapports à la Commission européenne — l’un d’Enrico Letta et l’autre, à paraître, de Mario Draghi — appellent à accélérer les investissements dans la technologie numérique.

La Chine est une force motrice de l’IA. L’Inde, déjà bien ancrée dans le numérique, dotée d




CAF LDC: Le TP Mazembe averti 

En conférence de presse d’avant match ce jeudi, l’entraîneur adjoint du club de football des Red Arrows, Kalililo Kakonje, a déclaré que même si jouer contre TP Mazembe avec un déficit de 2-0 sera une montagne à gravir, ses joueurs sont prêts à la gravir alors lors du match retour de la phase préliminaire de la CAF Champions à Lubumbashi ce samedi.

 

Kakonje s’exprimait lors de la conférence de presse d’avant-match à Lubumbashi avant le match de ce samedi 21 septembre 2024.

 

“Le TP Mazembe est une grande équipe en Afrique avec de l’expérience. Oui, nous nous attendons à une montagne à gravir, mais l’équipe est bien préparée pour la gravir”, a déclaré Kakonje, dégageant une confiance malgré toutes les difficultés.

 

Pendant ce temps, un point d’intérêt particulier parmi les médias locaux est le “battage médiatique autour de l’opération Kamalondo”, qui a suscité un certain émoi et de la curiosité parmi les fans de Mazembe.

 

Les journalistes ont demandé à Kakonje de faire la lumière sur l’opération. Dans sa réponse, l’ancienne légende du TP Mazembe a expliqué que l’opération est conçue, entre autres, pour assurer que son équipe livre une performance pleine d’entrain, indépendamment du public passionné attendu à Kamalondo.

 

« Je connais bien la culture et la dynamique ici, ayant moi-même joué pour le TP Mazembe. Maintenant, je viens ici en tant qu’entraîneur de l’équipe adverse, je dois donc être professionnel dans mon rôle. Les connaissances que nous avons acquises sont inestimables dans nos préparatifs. Par conséquent, nous avons pour objectif de donner à l’équipe locale un sérieux combat. »

 

Kakonje a également déclaré que jouer devant des stades pleins comme celui de Mazembe ne devrait pas être un problème car c’est une attente standard pour les équipes de la Ligue des champions de la CAF, ajoutant en outre que le bruit dans les tribunes ajoute à l’éclat du jeu.

 

 

ST




En vue de rétablir l’ordre dans le secteur religieux: CSAC et OSEC s’accordent

L’Ordre Supérieur Épiscopal du Congo (OSEC), partenaire de l’Etat, a formé durant trois jours à Kinshasa 400 leaders religieux sur les relations entre l’État congolais et les confessions religieuses. L’éthique dans la communication et intervention médiatique de l’homme de Dieu, a été l’une des thématiques abordées.

A la clôture de cet atelier, le président général et grand chancelier de l’OSEC Léonard Matebwe Lamba Lamba a annoncé la tenue prochaine d’une nouvelle session de formation en collaboration avec le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et de la Communication (CSAC). L’objectif est d’encadrer les sorties médiatiques des leaders religieux mais surtout de promouvoir l’éthique et la déontologie épiscopales.

« Raison pour laquelle avec le CSAC nous allons inviter toutes les chaînes chrétiennes pour remettre quand-même de l’ordre pour éviter que les hommes de Dieu disent n’importe quoi sur les chaînes et même s’attaquer au gouvernement, au chef de l’État ou même s’attaquer à soi-même », a fait remarquer Léonard Matebwe Lamba Lamba.

L’idée d’organiser cette nouvelle session de formation avec le CSAC part d’un constat amer. Le numéro un de l’OSEC a noté dans son mot de clôture, plusieurs dérapages dans les discours des leaders religieux qui frisent parfois le vivre-ensemble et la cohésion nationale, d’où la nécessité de ce cadre de formation pour réguler les discours des leaders religieux devant les médias.

« Après cette formation celui qui agira de manière contraire sera exposé aux sanctions », a prévenu le président général de l’Ordre Supérieur Épiscopal du Congo (OSEC), Léonard Matebwe Lamba Lamba qui après la formation des leaders religieux, envisage également de convier les chaînes confessionnelles à une séance de travail.

Jacques Kambala Tshilombo, vice-président de l’OSEC et conseiller à la présidence de la République en charge du changement des mentalités a intervenu sur la thématique « quel sacrificateur pour quel impact dans la société ? »

Il a sensibilisé les pasteurs, évêques et imams qui ont participé à cet atelier, sur l’importance de tirer les leçons du passé pour mieux faire dans l’avenir. Jacques Kambala Tshilombo a, par ailleurs, insisté pour que l’église adopte une approche managériale en vue de contribuer aussi à la création des PME.

« Je crois à une église qui a créé des emplois. Je crois à une église qui apporte des solutions que les politiques ne peuvent offrir », a lancé le révérend Kambale.

Il sied de noter que l’OSEC, est un organe de régularisation dans le secteur religieux. Dans ce cadre, il vient en appui aux efforts du gouvernement pour assainir et remettre de l’ordre dans le secteur religieux.

 

Osk




Exécution du programme d’action du gouvernement : Judith Suminwa à l’heure de l’épreuve 

Ils sont nombreux ceux qui peuvent les 100 premiers du gouvernement Suminwa n’ont pas posé de base du développement, de sécurité, du social et de l’exécution du programme telque présenté par la première ministre lors de son investiture à l’Assemblée nationale. Les députés nationaux, élus du peuple, après avoir parcouru les coins et recoins de leurs circonscriptions respectives ont constaté que jusque-là, rien n’est fait sur terrain.

 

Voilà qui motive l’initiative parlementaire du député national

Crispin Mbindule qui a adressé une question orale avec débat à la cheffe du gouvernement Judith Suminwa Tuluka.

 

Cet élu de Butembo soutient que sa question orale avec débat est relative au niveau d’exécution du programme d’actions du gouvernement 2024-2028.

 

Il a rappelé qu’au cours de la séance plénière, la Première Ministre avait soulevé six engagements majeurs, notamment, construire une économie diversifiée et compétitive pour créer plus d’emplois et protéger le pouvoir d’achat des ménages ; protéger le territoire national et sécuriser les personnes et leurs biens; aménager le territoire national en vue d’une connectivité maximale; garantir l’accès aux services sociaux de base; renforcer les capacités du congolais pour participer à la construction du pays; et gérer durablement de manière responsable l’écosystème de la République Démocratique du Congo face aux changements climatiques.

 

“Pourtant sur terrain, les réalités sont toutes autres”, rassure un élu du Kongo Central.

 

Mais Crispin Mbindule a renchéri que tout est statique et superflu dans presque tous les secteurs de la vie nationale.

 

L’Assemblée nationale qui avait approuvé majoritairement le programme d’actions du gouvernement au mois de Juin dernier après une présentation axée sur le développement économique, social et politique, constate que la cheffe de l’exécutif national doit s’expliquer sur le niveau d’exécution de son plan d’action. De la situation sécuritaire, en passant par le social, l’économie et autre, la vie des congolais reste inchangée.

 

Judith Suminwa passera son premier test, consistant à convaincre la population sur ses actions sur terrain.

 

 

Mboshi