La prospérité de masse et le dynamisme économique

En renouant avec les valeurs modernes, nous pourrons inverser le ralentissement de l’innovation et de ses retombées positives.

Pourquoi certaines nations connaissent-elles la prospérité de masse et d’autres non ? Pourquoi plusieurs nations occidentales –– d’abord le Royaume-Uni, puis les États-Unis, la France et l’Allemagne –– ont-elles vécu une remarquable période d’innovation, de croissance économique et de progrès humain à partir de 1890 environ ? Et pourquoi l’innovation s’est-elle essoufflée plus ou moins à partir des années 70 ?

La thèse que je développe dans mon livre La Prospérité de masse, paru en 2013, et qui est mise à l’épreuve dans la suite parue en 2020, intitulée Dynamism: The Values That Drive Innovation, Job Satisfaction, and Economic Growth (« Dynamisme : les valeurs qui favorisent l’innovation, la satisfaction au travail et la croissance économique »), est que les nations performantes sont celles qui ont développé un plus grand dynamisme –– c’est-à-dire le désir et la capacité chez leur population d’innover. La force derrière ce dynamisme de l’innovation, qui a poussé un grand nombre de personnes à concevoir des nouveautés, a été le développement et la diffusion de certaines valeurs modernes : l’individualisme, le vitalisme et un désir d’expression de soi.

L’individualisme (à ne pas confondre avec l’égoïsme) est le désir de jouir d’une certaine indépendance et de suivre sa propre voie. Ses origines remontent à la Renaissance. Au XVe siècle, le philosophe italien Giovanni Pico della Mirandola avançait que si Dieu a créé l’être humain à son image, alors nous devons, dans une certaine mesure, être doués de sa créativité. Autrement dit, Pico pressentait une sorte d’individualisme en tant que point de départ du développement de chacun. Martin Luther contribua à répandre cet esprit d’individualisme en soutenant, lors de la Réforme, qu’il appartenait à chacun de lire et d’interpréter la Bible. D’autres penseurs encore se sont faits le porte-voix de l’individualisme, par exemple Ralph Waldo Emerson avec sa notion de confiance en soi, ou encore George Eliot, qui incarnait l’esprit de rupture avec les conventions.

Le vitalisme, quant à lui, traduit l’idée que le fait de prendre l’initiative d’« agir sur le monde », pour reprendre la terminologie du philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel, nous fait nous sentir vivants, dans la délectation de nos découvertes et de nos entreprises dans l’inconnu. Un esprit vitaliste a déferlé sur l’Italie, puis la France, l’Espagne et, plus tard, la Grande-Bretagne, pendant la période des Grandes découvertes, du XVe au XVIIe siècle. On le retrouve dans l’œuvre du grand sculpteur Benvenuto Cellini, assoiffé de compétition, dans le Don Quichotte de Cervantès, quand Sancho Panza, privé de défis, va jusqu’à lutter contre des obstacles imaginaires pour avoir l’impression d’accomplir quelque chose, et plus tard chez le philosophe français Henri Bergson, pour lequel les individus stimulés par les courants de la vie, impliqués dans des projets qui les mettent au défi, se transforment dans le cadre d’un processus de « devenir ».

L’expression de soi, enfin, renvoie à la satisfaction que nous procure le recours à notre imagination et à notre créativité –– l’expression de nos pensées, la démonstration de nos talents. Lorsque, pris d’inspiration, on imagine ou on crée quelque chose de nouveau ou une nouvelle façon de faire, on peut révéler une part de notre être profond.

Les valeurs modernes

Les économies modernes se sont formées dans les nations où les valeurs modernes ont émergé. Ces économies avaient pour moteur intrinsèque le discernement, l’intuition et l’imagination de populations modernes –– des populations qui, comme j’aime à le dire, étaient essentiellement composées de personnes ordinaires travaillant dans différents secteurs. Chez ces nations dynamiques, ce n’était pas seulement le taux d’innovation qui était plus élevé, c’étaient aussi les degrés de satisfaction au travail et de bonheur lié aux aspects gratifiants non pécuniaires tels que le sentiment d’accomplissement ou le fait d’utiliser son imagination pour créer des choses nouvelles ou surmonter des difficultés. Ces nations étaient propices à la prospérité de masse.

Au contraire, dans les sociétés où prévalaient des valeurs traditionnelles comme le conformisme, la crainte de prendre des risques, les services rendus à autrui et l’attention portée aux gains matériels plutôt qu’aux gains de l’expérience, le dynamisme était rare, et l’innovation et la satisfaction au travail étaient moins fréquents.

Ai-je des preuves à l’appui de ma théorie ? Dans Dynamism, les calculs de l’un de mes coauteurs, Raicho Bojilov, révèlent que pendant à peu près un siècle, l’innovation était constamment abondante dans certains pays et rare dans d’autres. Pendant la période de forte innovation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale (et qui est comparable de ce point de vue à celle qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre mondiale), le taux d’innovation endogène était particulièrement élevé aux États-Unis (1,02), au Royaume-Uni (0,76) et en Finlande (0,55), mais particulièrement faible en Allemagne (0,42), en Italie (0,40) et en France (0,32).

L’analyse de 20 pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques réalisée par un autre coauteur, Gylfi Zoega, montre que les pays dont la population adhère fortement aux valeurs modernes –– les États-Unis, l’Irlande, l’Australie, le Danemark et, dans une moindre mesure, la Suisse, l’Autriche, le Royaume-Uni, la Finlande et l’Italie –– présentent un taux d’innovation endogène relativement élevé, conformément à ma théorie.

Gylfi Zoega démontre également par les statistiques que les valeurs ont de l’importance. Il constate que non seulement la confiance –– valeur qui n’est ni moderne ni traditionnelle à mon avis –– est importante, mais aussi « la volonté de prendre des initiatives, le désir de réussir dans son travail, l’enseignement aux enfants de l’indépendance et l’acceptation de la concurrence contribuent à la performance économique (…) mesurée par la croissance de la PTF (productivité totale des facteurs), la satisfaction au travail, la participation des hommes à la vie active, et l’emploi ». Au contraire, lorsque l’on enseigne aux enfants l’obéissance, on réduit la performance économique.

Malheureusement, cette croissance autrefois spectaculaire s’est essoufflée. Selon les calculs de Raicho Bojilov, la croissance cumulée de la PTF aux États-Unis sur 20 ans est passée de 0,381 sur la période 1919–39 à 0,446 pour 1950–70, puis à 0,243 pour 1970–90 et 0,302 pour 1990–2010.

Ce ralentissement de l’innovation et de la croissance ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu d’innovation depuis les années 70 –– citons par exemple les progrès phénoménaux de l’intelligence artificielle (IA), ou encore les véhicules électriques. Cependant, la plupart de ces innovations proviennent du berceau des technologies de pointe en Californie, la Silicon Valley, qui ne représente qu’une petite partie de l’économie : selon les estimations récentes de Daron Acemoglu, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’augmentation de la production économique des États-Unis permise par l’IA ne dépassera pas 1 % au cours des dix prochaines années.

La disparition de l’innovation

Le coût économique pour l’Occident de la disparition de l’innovation est considérable. La quasi-stagnation des salaires qui en découle nuit au moral des travailleurs, qui ont grandi dans la croyance que leur salaire augmenterait suffisamment pour leur assurer un niveau de vie meilleur que celui de leurs parents. Les investissements de capitaux se heurtent à des retours toujours plus faibles qui ne sont plus compensés par des progrès techniques impressionnants, ce qui décourage en grande partie la formation de capital. Les taux d’intérêt réels se sont affaissés, et le prix de bon nombre de biens, immobiliers notamment, n’a cessé d’augmenter de 1973 à 2019, rendant plus difficile que jamais l’accession à la propriété.

Le coût social est lui aussi très important. Selon les données de l’Enquête sociale générale des États-Unis, la satisfaction au travail dans le pays est en diminution constante depuis 1972. Dans le livre Morts de désespoir, Anne Case et Angus Deaton exposent des données montrant la flambée du désespoir en Amérique et établissent un lien entre cette situation et l’évolution de l’économie.

Je suis convaincu que le déclin de l’innovation et de ses retombées positives est imputable en grande partie à l’effritement de ces valeurs modernes qui alimentent le dynamisme de la population. Comme je l’explique dans La Prospérité de masse, l’essor épouvantable de la « culture de l’argent », pour reprendre un terme du philosophe américain John Dewey, est de nature à affaiblir le dynamisme d’une nation.

Je trouve encourageant que d’autres souhaitent développer mes idées sur le rétablissement du dynamisme économique. Ainsi, Melissa Kearney, directrice de l’Aspen Economic Strategy Group, a réorienté vers le renforcement du dynamisme les recherches de l’organisation, autrefois concentrées sur la résilience.

Il sera ardu de renouer avec ces valeurs et d’inverser le ralentissement de l’innovation. Il faudra que les économistes façonnent une économie hautement dynamique qui permette l’accès à la prospérité de masse à partir des classes populaires.

EDMUND PHELPS est professeur émérite McVickar en économie politique à l’Université Columbia. Il s’est vu décerner en 2006 le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.




Hausses et baisses de l’inflation

Les récentes fluctuations des prix ont essentiellement traduit des chocs liés à l’énergie et à l’offre plutôt qu’une surchauffe macroéconomique.

Lorsque l’inflation a commencé à augmenter en 2021, la plupart des décideurs et analystes ont prédit une hausse qui ne serait ni particulièrement significative ni particulièrement persistante. Mais dès 2022, l’inflation était devenue un sérieux problème pour les banquiers centraux. Puis, après l’un des resserrements de la politique monétaire les plus prononcés et les plus synchronisés de l’histoire, l’inflation mondiale a baissé presque aussi soudainement qu’elle était montée.

Nous voyons deux grandes explications. Premièrement, l’inflation a augmenté en même temps dans la plupart des pays, car ils ont tous subi, à des niveaux divers, une succession similaire de chocs : la pandémie, les restrictions de mobilité et les mesures de politique économique correspondantes, en particulier l’appui budgétaire et monétaire de grande ampleur, ce qui met en évidence des facteurs intérieurs. Un appui budgétaire ou monétaire plus fort, des marchés du travail plus tendus ou des anticipations d’inflation moins bien ancrées se traduiraient par une hausse de l’inflation.

Deuxièmement, l’inflation a augmenté partout en même temps, non pas parce que les chocs locaux ont été identiques d’un pays à l’autre, mais parce que les causes en jeu étaient mondiales. La flambée des prix de l’énergie et de l’alimentation, accentuée par l’invasion russe de l’Ukraine, a déclenché une crise énergétique du même ordre que les chocs pétroliers des années 70. La géopolitique a été à l’origine de ces deux séries d’événements, et il est vrai que les prix mondiaux de l’énergie et l’inflation globale ont augmenté en même temps, alors même que les anticipations d’inflation à long terme sont restées stables (graphique 1).

Dans notre récente étude (Dao et al., à paraître) portant sur 21 pays avancés et pays émergents, nous élucidons ces explications contradictoires en décomposant l’inflation globale des prix à la consommation en inflation sous-jacente (hors alimentation et énergie) et chocs d’inflation globale, autrement dit en écarts entre inflation globale et inflation sous-jacente. Nous expliquons l’inflation sous-jacente par les anticipations d’inflation à long terme et les mesures générales des capacités macroéconomiques non utilisées, telles que le taux de chômage, l’écart de production ou le rapport entre le nombre de postes à pourvoir et le nombre de chômeurs. Nous expliquons les chocs d’inflation globale par les fortes fluctuations des prix dans certains secteurs particuliers, tels que les secteurs de l’alimentation, de l’énergie ou des transports maritimes, et par les mesures des perturbations des chaînes d’approvisionnement. Nous tenons compte également des répercussions à terme de ces chocs des prix sectoriels sur l’inflation sous-jacente qui peuvent se manifester par les effets de l’inflation globale sur les salaires et autres coûts de production.

En rassemblant ces divers éléments, nous évaluons la façon dont les chocs d’inflation globale, leurs répercussions sur l’inflation sous-jacente, les mesures plus générales des capacités macroéconomiques non utilisées et les variations des anticipations à long terme contribuent respectivement aux hausses, puis aux baisses de l’inflation d’un pays à l’autre.

Dans l’ensemble, nous constatons que les hausses et les baisses de l’inflation s’expliquent essentiellement par les chocs d’inflation globale et leurs répercussions sur l’inflation sous-jacente. Les mesures plus générales des capacités macroéconomiques non utilisées et les variations des anticipations d’inflation à long terme n’y contribuent généralement que faiblement (graphique 2).

Les États-Unis constituent une exception intéressante : la contribution du resserrement macroéconomique général à l’inflation reste plus prononcée que dans d’autres pays, malgré le net assouplissement du marché du travail depuis début 2023. La baisse de l’inflation globale dans ce pays depuis février 2023 traduit à parts égales le ralentissement de l’économie dans son ensemble et les répercussions de plus en plus atténuées des chocs d’inflation globale antérieurs (graphique 3).

En conclusion, les hausses et les baisses de l’inflation s’expliquent essentiellement par des facteurs mondiaux, mais les circonstances locales ont également leur importance. Nous constatons, par exemple, que les différences dans les politiques locales des prix de l’énergie, notamment les subventions accordées aux particuliers et aux entreprises, expliquent les différences dans le rôle joué par les chocs des prix de l’énergie sur l’évolution de l’inflation. En France, par exemple, de fortes mesures budgétaires de blocage des prix ont été prises et l’énergie a relativement peu contribué aux chocs d’inflation globale.

La politique monétaire joue également un rôle fondamental dans la lutte contre l’inflation. Pendant toute cette période, les anticipations d’inflation à long terme sont restées bien ancrées, ce qui semble indiquer que les banques centrales ont maintenu leur crédibilité, contribuant ainsi à prévenir les spirales prix–salaires. Le resserrement mondial de la politique monétaire a peut-être aussi aidé à faire baisser la demande mondiale, et donc les prix de l’énergie. En même temps, les chocs énergétiques et leurs répercussions, ainsi que leurs disparitions, expliquent l’essentiel des hausses et des baisses de l’inflation, sans qu’il y ait nécessairement un profond ralentissement économique. Même dans le cas des États-Unis, une forte conjoncture macroéconomique a davantage contribué à l’inflation sous-jacente que dans d’autres pays. Depuis mars 2024, date de fin de notre échantillon, les conditions sur le marché du travail aux États-Unis ont continué de s’assouplir, ce qui devrait permettre à l’inflation de retrouver son niveau cible.

MAI CHI DAO est cheffe de division adjointe au département Hémisphère occidental du FMI.

PRACHI MISHRA est professeure d’économie à l’Université Ashoka et directrice du centre Ashoka Isaac pour les politiques publiques.

DANIEL LEIGH est conseiller au département Hémisphère occidental du FMI.

Pierre-Olivier Gourinchas, conseiller économique du FMI et directeur du département des études, a contribué à cet article, qui s’inspire du document intitulé « Understanding the International Rise and Fall of Inflation Since 2020 », de Dao, Gourinchas, Leigh et Mishra, à paraître dans le Journal of Monetary Economics.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.




La complexité des défis au Sahel

L’insécurité, l’instabilité politique et la faiblesse des institutions compromettent les chances d’un progrès économique partagé.

« Sans une analyse du pouvoir, il est difficile de comprendre les inégalités ou bien d’autres aspects du capitalisme moderne », écrit Angus Deaton dans le numéro de mars de Finances & Développement. Les réflexions de Deaton valent tout aussi bien pour certains des pays les plus pauvres du monde, notamment ceux d’Afrique de l’Ouest. Il est impossible de comprendre les trajectoires économiques de ces pays et l’extrême fragilité et l’incertitude qui planent sur la sécurité et la politique dans une grande partie de la région sans analyser les rouages du pouvoir politique et comment il interagit avec d’autres formes de pouvoir.

L’instabilité politique et l’insécurité

Le Sahel central a fait l’objet d’une attention particulière ces douze dernières années, car plusieurs groupes armés non étatiques, dont des terroristes, ont pris racine dans la région. Selon l’Indice mondial du terrorisme de 2024, le Burkina Faso, le Mali et le Niger font partie des 10 pays les plus touchés par le terrorisme dans le monde.

Ces trois pays ont connu des coups d’État militaires entre 2020 et 2023. Le Mali a connu un putsch en deux temps en septembre 2020 et avril 2021, qui a marqué le début d’une autre phase dans sa longue crise politique et sécuritaire entamée en 2012. Le Burkina Faso a suivi en 2022, avec un coup d’État en janvier et un autre en septembre. Et au Niger, un coup d’État a eu lieu en juillet 2023, alors que la situation sécuritaire était pourtant beaucoup moins grave qu’elle ne l’avait été au Mali et au Burkina Faso.

Il est certes possible que certains des militaires qui ont pris le contrôle de leur pays aient été motivés, du moins en partie, par une volonté sincère d’améliorer la situation sécuritaire, mais d’autres en revanche ont principalement été séduits par l’appât du pouvoir et des privilèges. Les militaires ont pu miser sur la profonde frustration de la population face à la dégradation de la situation sécuritaire et à l’absence de progrès économiques et sociaux en dépit de l’existence d’un gouvernement démocratiquement élu. L’échec des gouvernements civils élus à maintenir le contrôle effectif de vastes étendues du territoire national, au Mali et au Burkina Faso en particulier, fut le prétexte idéal pour que l’armée s’empare du pouvoir politique. Au-delà de ceux qui tiennent actuellement les rênes du gouvernement, les militaires exerceront vraisemblablement une forte influence sur le pouvoir politique dans la région pour plusieurs années à venir.

Le Sahel paie déjà un lourd tribut aux crises des dix dernières années, en particulier sur le plan de l’éducation. Avec la fermeture des écoles, les déplacements internes et l’appauvrissement des familles démunies, la génération actuelle d’adolescents et d’enfants a acquis peu de connaissances et d’aptitudes utiles au quotidien, et ces jeunes risquent de sombrer dans la criminalité et le terrorisme. La détérioration des conditions de vie ne fera que prolonger les crises sécuritaires et politiques dans la région, et aggraver ses fragilités.

L’histoire compte

Bien que la situation au Sahel se soit considérablement dégradée depuis 2012, la fragilité du Mali, du Burkina Faso et du Niger est directement liée à leur difficile construction (y compris celle de leurs institutions politiques, économiques et sociales, dont la structure est héritée de l’ère coloniale française).

Outre les séquelles de la colonisation, les pays du Sahel ont un autre dénominateur commun. Au regard des frontières actuelles, ils sont tous de jeunes États indépendants. Cela ne fait que quelques dizaines d’années que ces pays ont entamé la construction d’institutions politiques qui doivent inspirer confiance à une population d’une grande diversité ethnique, culturelle et linguistique. Les résultats de ce chantier ont été mitigés.

De plus, les crises économiques et financières de la fin des années 80 et des années 90, suivies d’une période de stabilisation macroéconomique et d’ajustement structurel dans la région, ont sérieusement entravé l’établissement d’États compétents en réduisant considérablement leur potentiel d’action et en les rendant tributaires des institutions internationales. Le multipartisme et les élections pluralistes avaient fait leur retour dans plusieurs pays. Toutefois, les bases du processus de démocratisation étaient fragiles et les dispositions constitutionnelles ne se sont pas toujours concrétisées dans la pratique politique.

Les prisons du pouvoir

Dans un article sur l’économie politique du Niger publié en 2015, l’anthropologue franco-nigérien Jean-Pierre Olivier de Sardan livre ses réflexions sur les raisons qui poussent les pays à tomber dans le piège de la mauvaise gouvernance et de l’instabilité. Il existe selon lui quatre « prisons du pouvoir » qui ont pour gardiens respectifs : les grands commerçants ; les militants, alliés et courtisans ; les bureaucrates ; et les experts internationaux.

« Celui qui arrive au pouvoir doit satisfaire aux exigences de nombreux groupes d’intérêt, écrit Olivier de Sardan, le président élu attribue des ministères aux partis qui l’ont aidé à remporter les élections, les ministres doivent à leur tour distribuer des postes aux militants, et ces derniers trouveront également de petites récompenses pour d’autres militants sous la forme de contrats de prestations de services ou de petits contrats d’approvisionnement. »

Les grands commerçants qui exercent une influence politique attendent un rendement sur placement sous forme de protection, de « bienveillance » fiscale, de placement de leurs alliés à des postes stratégiques, ou de passations de marchés. Ils sont ainsi au cœur d’une corruption systémique, directement liée au coût toujours croissant des campagnes électorales dans un contexte de pauvreté généralisée.

Olivier de Sardan explique également comment les experts internationaux et le système d’aide internationale font partie intégrante de cette économie politique qui alimente des politiques publiques inefficaces et des résultats économiques décevants. « Le système de l’aide, que ce soit l’aide projet, l’aide sectorielle ou l’aide budgétaire (les trois restent mêlés), induit une dépendance malsaine et paralysante », écrit-il.

Ces liens entre les pratiques politiques corrompues, les dysfonctionnements de l’État, la mauvaise qualité des services publics et la stagnation des conditions de vie des populations ne sont pas propres au Sahel. Ils sont présents dans la plupart des États d’Afrique de l’Ouest et ailleurs, bien que l’ampleur et la complexité de cette mainmise sur les institutions et les opportunités économiques par les groupes d’intérêt varient d’un pays à un autre. Les crises sécuritaires, qui résultent en partie de résultats mitigés dans la mise en place d’institutions et le développement de l’économie, ajoutent une couche supplémentaire de complexité.

Investir dans les institutions et le capital humain

Pour restreindre l’accaparement de l’État par les quelques groupes qui abusent de leur proximité avec les détenteurs de pouvoir politique, il faut renforcer les institutions en privilégiant l’efficacité et l’intégrité. Les actions proposées par le groupe de réflexion ouest-africain WATHI, que je dirige, comprennent le renforcement des institutions qui contrôlent l’utilisation des ressources publiques et la lutte contre la corruption, tout en institutionnalisant la participation citoyenne au débat sur les politiques publiques en tant que composante essentielle de la gouvernance démocratique. Nous recommandons aussi d’adopter une démarche institutionnelle délibérée visant à réduire les inégalités entre territoires au sein des pays en suivant les progrès réalisés en matière de prestation de services publics.

Il est essentiel d’aider les pays du Sahel à devenir plus stables pour assurer un développement économique durable sur une vaste partie du continent africain. En dépit de la pandémie de COVID-19 et de la guerre en Ukraine, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (notamment le Bénin, la Côte d’Ivoire et le Sénégal) ont connu une croissance économique remarquable ces dernières années. Toutefois, la pérennité de cette croissance dépend du maintien de la sécurité sur leurs territoires et de la perception du risque, qui est affectée par la situation au Sahel.

Les institutions financières internationales doivent prêter une plus grande attention au contexte local dans chaque pays et aux effets négatifs des interventions extérieures, en particulier dans le Sahel. Ces institutions doivent notamment coopérer avec les pays de la région pour privilégier les investissements et les réformes en matière d’éducation et de formation professionnelle. C’est ce qui permettra de dynamiser les économies locales basées sur la production agricole, l’élevage du bétail et la transformation à petite échelle des ressources naturelles.

Dans toute l’Afrique de l’Ouest, le progrès économique et social durable, qui se distingue de la croissance économique à court terme, dépend d’une réorientation de l’action vers le développement d’institutions et l’investissement dans le capital humain.

GILLES YABI est le fondateur et le directeur exécutif de WATHI, le think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, et chercheur non résident pour le programme Afrique du Carnegie Endowment for International Peace.




Créer de la valeur pour les contribuables

Les infrastructures publiques numériques peuvent permettre d’augmenter durablement la mobilisation des recettes et renforcer la confiance dans l’État.

Partout dans le monde, les pays livrent une bataille difficile pour aider leurs citoyens à se prémunir contre les chocs économiques engendrés par le changement climatique, les fractures géopolitiques mondiales et les pandémies, tout en défendant une croissance inclusive et résiliente face au changement climatique. Pour les gouvernements des pays en développement, la tâche est encore plus ardue et les options, moins nombreuses.

Le FMI estime qu’il faudrait 3 000 milliards de dollars par an jusqu’en 2030 aux pays en développement à faible revenu pour financer leurs objectifs de développement et la transition climatique. Et avec une dette mondiale attendue à 100 % du PIB d’ici la fin de la décennie, le recours à l’emprunt n’est peut-être pas la solution la plus judicieuse pour financer ces investissements. Comme ces pays ont un potentiel fiscal inexploité de 8–9 % du PIB, mieux vaudrait qu’ils utilisent la fiscalité.

Mais accroître les recettes fiscales est un gros défi pour les pays les plus pauvres. Une fraction importante de la population exerce des activités difficiles à imposer comme celle des paysans ou des prestataires de services informels (marchands ambulants, par exemple). Il est difficile de suivre ces revenus essentiellement encaissés en espèces. Les travailleurs concernés pensent souvent que rejoindre le secteur formel aura pour unique conséquence d’alourdir leurs obligations fiscales sans leur procurer d’avantages notables en contrepartie. Ils préfèrent continuer à travailler à petite échelle et de manière informelle.

Pour que les secteurs économiques se développent, les gouvernements proposent souvent des exonérations fiscales aux grandes entreprises, ce qui a pour effet d’éroder l’assiette de l’impôt sur les sociétés et de renforcer les droits acquis. Ces pays se reposent donc essentiellement sur l’imposition des biens et des services, pénalisant davantage les pauvres. De surcroît, le recouvrement des recettes se caractérise trop souvent par une application des lois fiscales clémente pour les riches et punitive pour la classe ouvrière et les pauvres.

Créer de la valeur

Nous proposons une approche différente et plus durable pour accroître les recettes dans les pays en développement. Elle repose sur l’idée que la façon dont les gouvernements cherchent à améliorer la perception de l’impôt est indissociable de la quantité d’impôts qu’ils peuvent recouvrer. Il s’agit de renforcer le contrat social et d’encourager les ménages et les entreprises à formaliser leurs activités économiques ; à cet égard, des enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés de l’expérience indienne.

Un rapport de la Banque mondiale publié récemment, avec notamment le soutien de la Fondation Bill et Melinda Gates, présente un cadre d’administration fiscale dans lequel les gouvernements intensifient leurs efforts pour améliorer la mise en recouvrement en s’efforçant de susciter la confiance par la création d’utilité sociale pour leurs citoyens. Créer cette valeur est une stratégie de réforme de la fiscalité particulièrement importante dans les pays pauvres, où la confiance dans l’administration fiscale, le respect des obligations fiscales et le soutien politique à l’imposition sont médiocres.

Intitulé Innovations in Tax Compliance: Building Trust, Navigating Politics, and Tailoring Reforms, ce rapport se penche sur les réformes fiscales qui visaient traditionnellement à améliorer le recouvrement par une détection plus efficace de la fraude et le durcissement des sanctions fiscales ; il propose une autre approche, qui cherche davantage à favoriser la confiance entre les contribuables et les pouvoirs publics en créant de la valeur pour les citoyens, les contribuables obtenant certains avantages en contrepartie du paiement de leurs impôts. Si l’entrée dans l’économie formelle présente un intérêt, ils seront plus enclins à transformer leur activité et à acquitter les impôts applicables.

Le cas de l’Inde

L’exemple indien montre qu’une infrastructure publique numérique bien conçue peut faciliter la création de valeur, et ainsi améliorer la perception des recettes. Ce type d’infrastructure s’inscrit dans une approche où les citoyens se voient offrir des services et des perspectives économiques grâce à la combinaison d’éléments interopérables, en libre accès et réutilisables qui forment un réseau de systèmes numériques comparable au réseau routier ou à d’autres infrastructures physiques reliant les gens et leur donnant accès à des biens et des services. Les infrastructures publiques numériques conjuguent des technologies innovantes avec des cadres macroéconomiques solides et des mesures incitatives à l’intention du secteur privé. La sécurité des données, la confidentialité et le consentement sont au cœur du système.

Les particuliers et les entreprises peuvent être réticents à déclarer leurs revenus, car la démarche leur paraît fastidieuse et coûteuse. Ils trouvent souvent plus pratique de rester en dehors du système, en réglant leurs transactions informelles en espèces et en ne déclarant pas leur patrimoine. Une infrastructure publique numérique peut les faire radicalement changer d’avis, et permettre ainsi d’améliorer durablement le recouvrement de l’impôt. Nous identifions trois étapes qui peuvent aider les pouvoirs publics à encaisser davantage de recettes et à élargir l’assiette fiscale.

Premièrement, introduire la vérification numérique des avoirs et des références pour qu’il soit moins intéressant de rester en marge de l’économie formelle et du système fiscal. En Inde, par exemple, Aadhaar fournit des numéros d’identification numériques uniques et vérifiables. Ce système a notamment permis à des particuliers et des entreprises d’ouvrir un compte bancaire. Il a aussi fait baisser les dépenses publiques grâce à la dématérialisation des prestations sociales. Avec Pix au Brésil, PromptPay en Thaïlande et l’interface de paiement unifiée en Inde, les paiements numériques sont désormais moins coûteux et plus simples. Quant aux documents et certificats revêtus d’une signature électronique, vérifiables par des tiers indépendants, ils peuvent faciliter la délivrance de licences et autres permis.

Deuxièmement, harmoniser les mesures incitant les particuliers et les entreprises à rejoindre le secteur formel. Il faut que les contribuables aient l’impression que la formalisation de leur activité économique présente un intérêt avant tout pour eux. Par exemple, en réduisant le coût de la vérification de l’authenticité des entreprises, les empreintes de paiement numériques et les références professionnelles vérifiables peuvent aider les particuliers comme les petites et moyennes entreprises à obtenir plus facilement des prêts officiels à des taux compétitifs. À terme, le volume plus important de paiements enregistrés se traduira aussi par une mise en recouvrement plus transparente de l’impôt, mais ce doit être un objectif secondaire, et non pas prioritaire. (Lancer par exemple un réseau de paiement avec pour objectif explicite de relier toutes les transactions du réseau aux déclarations fiscales pourrait avoir un effet dissuasif sur les entreprises et les ménages utilisant une telle infrastructure.)

Troisièmement, créer de la valeur pour les particuliers et les entreprises via le système fiscal. Les deux premières étapes servent à rendre moins intéressant pour les contribuables de rester à l’extérieur du système fiscal officiel. Mais il faut tout de même créer de la valeur pour que les entreprises se mettent en particulier à déposer des déclarations et que le civisme fiscal soit récompensé de diverses manières :

Restituer les données aux contribuables. Les données constituent un avoir dont l’utilisation doit obéir à des règles de confidentialité et d’éthique. Elles doivent aussi être restituées aux contribuables au format de leur choix, afin qu’ils puissent les réutiliser pour avoir accès aux services essentiels. En Inde, par exemple, les services de perception fournissent aux contribuables à jour de leurs obligations des certificats (infalsifiables) signés électroniquement dont ils peuvent se servir comme identifiants numériques pour vérifier l’identité de leurs clients. Le fisc a aussi conçu un mécanisme public permettant de vérifier les principaux éléments de l’enregistrement des entreprises associés à un identifiant numérique pour la taxe sur les produits et services, ce qui aide les entreprises à créer un lien de confiance avec leurs prospects et partenaires.

Créer des incitations à déclarer tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Pour ce qui est de la taxe sur les produits et services en Inde, l’administration concernée propose aux entreprises un allégement sous forme de crédit d’impôt sur le revenu pouvant atteindre 20 % si elles achètent leurs produits et services auprès de fournisseurs également enregistrés et payant des impôts. Cet allégement s’applique dans l’ensemble des réseaux d’approvisionnement pour inciter les entreprises à rejoindre le système fiscal officiel. Afin d’encourager les contribuables à déclarer régulièrement et en temps opportun, l’allégement ne prend pas la forme d’un remboursement en espèces, mais d’un crédit à valoir sur l’impôt suivant.

Permettre à l’écosystème privé d’organiser des services entièrement dématérialisés de déclaration et de valeur ajoutée. L’ouverture d’interfaces de programmation d’applications (API) dans le système fiscal permettrait à des innovateurs privés de créer des expériences utilisateur uniques, numériques et physiques, qui combineraient plusieurs services et feraient gagner du temps aux déclarants. Cette incitation commerciale à la concurrence privée est axée sur la facilité de déclaration, qui assure la prise en compte des besoins divers des utilisateurs et stimule la dématérialisation. Depuis l’ouverture de l’accès API par les autorités indiennes, plus de 55 plateformes tierces agréées sont utilisées pour la déclaration des revenus.

Une perspective axée avant tout sur la valeur

L’Inde a su tirer parti de son infrastructure publique numérique, puisque les recettes de la taxe sur les produits et services financiers ont augmenté de plus de 50 points de base de PIB depuis 2018, soit une hausse sensible par rapport aux prévisions établies à l’époque du régime fiscal précédent (graphique 1).

Le temps nécessaire au traitement des formulaires électroniques et aux remboursements a considérablement diminué (graphique 2).

Et l’assiette fiscale s’est élargie, avec une progression notable et durable des contribuables autres que les sociétés, par exemple les petites entreprises et les particuliers (graphique 3).

L’une des clés du succès indien dans ce domaine est la fiabilité des méthodes de contrôle de la sécurité et de la confidentialité, garante du fait que l’État traite les données des contribuables de manière confidentielle et éthique.

Mais l’amélioration du recouvrement des recettes ne saurait être mise au crédit des seules technologies. Les réformes de la gouvernance et des politiques sont décisives aussi. Par exemple, l’Inde a créé le réseau de la taxe sur les produits et services, un mécanisme de recouvrement unifié destiné à simplifier l’acquittement et l’administration de la taxe pour les entreprises, quelle que soit leur taille.

En résumé, les pouvoirs publics peuvent stimuler durablement la mobilisation des recettes en instaurant des systèmes et des processus créant de la valeur pour les ménages et les entreprises, et le recouvrement de l’impôt progresse alors peu à peu en conséquence. Comme les transactions électroniques deviennent partie intégrante de l’activité économique et du quotidien, il est plus difficile d’échapper au système. Passer d’une optique de perception des recettes à une optique privilégiant la valeur est une nouvelle piste prometteuse pour amorcer des hausses durables de la mobilisation des recettes et encourager un contrat social plus crédible entre les individus et l’État.

Confiance et fiscalité

Il existe un lien de réciprocité entre la confiance dans l’administration et l’efficacité de cette dernière. La confiance augmente quand les institutions politiques sont fortes et les gouvernements mettent en œuvre des politiques et des initiatives en faveur de l’intérêt général et améliorant le quotidien de la population. Et les gouvernements ne peuvent agir avec efficacité que s’ils inspirent suffisamment confiance aux citoyens pour qu’ils respectent les lois, ouvrant ainsi la voie aux réformes.

Bien sûr, la confiance dans l’État ne dépend pas uniquement de plateformes numériques performantes. En Inde, cependant, la construction d’une infrastructure publique numérique a jeté quelques-unes des bases requises pour renforcer la confiance en créant une plateforme inclusive permettant aux citoyens d’effectuer des transactions numériques et à ses utilisateurs de mieux contrôler leurs données. Une infrastructure publique numérique de qualité peut établir un lien de confiance entre deux acteurs, quels qu’ils soient, en introduisant des composantes infalsifiables relatives à l’identité, aux paiements et à la sécurité, ce qui permet aux citoyens et aux entreprises de s’assurer de l’identité de leurs contreparties et de la validité des transactions. Ceci réduit les coûts explicites et implicites pour les citoyens, dans leurs interactions avec l’administration, et pour les entreprises, dans leurs interactions avec les particuliers, d’autres entreprises et l’administration.

La confiance peut aussi imprégner le système global par d’autres canaux, comme la fiabilité de son fonctionnement ou le règlement rapide et transparent des différends. Les pays ont encore des progrès notables à faire pour renforcer à la fois les systèmes numériques et, plus largement, les cadres stratégiques et institutionnels, afin que les citoyens fassent davantage confiance à l’État et inversement. La confiance dans l’économie en sera renforcée, de même que l’investissement, l’innovation, la productivité et, en fin de compte, la croissance.

KAMYA CHANDRA est directrice de la stratégie monde du Centre for Digital Public Infrastructure.

TANUSHKA VAID est coresponsable du pôle Asie du Centre for Digital Public Infrastructure.

PRAMOD VARMA a été l’architecte en chef de Aadhaar et India Stack.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.




Nous devons changer la nature de la croissance

La quête de croissance économique est l’une des idées qui nous tiennent le plus à cœur, mais c’est aussi l’une des plus risquées.

La poursuite de la croissance économique est l’un des rares objectifs sur lesquels les responsables politiques de tout bord s’accordent. Tous les pays, ou presque, ont connu des déboires à l’entame du XXIe siècle : le Japon et l’Allemagne au milieu des années 90, les États-Unis et le Royaume-Uni à la moitié de la première décennie 2000, et la Chine dans la seconde moitié des années 2010. Après une vingtaine d’années marquées par des crises successives, les économies, pour la plupart, ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Aussi, les dirigeants ont-ils placé la croissance au premier rang de leurs priorités.

Tout ce que nous avons fait a contribué à cet état de fait. Au cours des dernières décennies, la quête de croissance s’est imposée sans relâche comme l’une des activités décisives de notre existence commune. Notre succès collectif est déterminé par notre capacité de production au cours d’une période donnée. Le sort de nos dirigeants dépend d’une manière écrasante de la hausse ou de la baisse d’un chiffre : le produit intérieur brut (PIB).

Cependant, nous ne nous interrogeons que rarement sur les circonstances de cette montée en puissance et, surtout, sur son bien-fondé. Car il y a un problème de taille. Une analyse des principaux défis auxquels notre planète est confrontée aujourd’hui — qu’il s’agisse du changement climatique, de la destruction de l’environnement ou de la création de technologies de pointe telles que l’intelligence artificielle, dont nous ne pouvons pas encore contrôler les effets perturbateurs — pointe la responsabilité de la croissance. C’est pourtant l’une des idées qui nous sont les plus chères. Elle s’avère également être l’une des plus périlleuses.

Une obsession récente

Le culte que nous vouons à la croissance laisse penser qu’elle est enracinée dans un passé illustre, et que de grands penseurs ont débattu de sa valeur et l’ont placée sur le piédestal qui est le sien aujourd’hui. Ce n’est pas le cas, il s’agit d’une obsession récente. Pendant la plus grande partie des 300 000 ans d’histoire de l’humanité, le quotidien était immuable. Chasseur-cueilleur à l’âge de pierre ou ouvrier agricole au XVIIIe siècle, chacun menait une existence économique similaire, contraint à une lutte incessante pour sa subsistance.

La plupart des économistes classiques auraient trouvé inimaginable de faire de la croissance une orientation prioritaire. Les pères fondateurs de la discipline, Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill, tenaient tous pour acquise la perspective d’un « état stationnaire » imminent au terme inévitable d’une période de prospérité matérielle. Et même si l’idée avait effleuré ces premiers penseurs, elle aurait été impossible à mettre en pratique : il a fallu attendre les années 40 pour pouvoir évaluer de manière fiable la taille d’une économie.

Les économistes classiques n’étaient pas les seuls à négliger la croissance. Aucun politicien, dirigeant, économiste — quasiment personne — ne parlait de quête de croissance avant les années 50. Alors pourquoi cette idée, longtemps ignorée, a-t-elle connu un soudain regain de popularité au milieu du XXe siècle ? L’une des principales réponses tient à la guerre.

Pour un pays en guerre, une question fondamentale se pose : quelle portion du gâteau peut-on allouer au conflit ? Les informations de cette nature n’étaient pourtant pas disponibles au début de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne, l’économiste de renom John Maynard Keynes entreprit la première estimation fiable, en parallèle avec un économiste américain, Simon Kuznets. Mais PIB n’est pas synonyme de croissance : le PIB est un instantané de la production de l’économie au cours d’une période donnée ; la croissance implique l’augmentation de cette production au fil du temps. Comment la croissance du PIB est-elle devenue un enjeu aussi important ? Là encore, la réponse se trouve dans la guerre, cette fois-ci d’un genre différent.

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale débuta la guerre froide. Il n’y avait pas de grand théâtre d’affrontement direct entre les principaux adversaires. Les chiffres qui ponctuent une guerre conventionnelle — territoires gagnés, soldats morts au combat, armes détruites — n’existaient pas pour pouvoir déterminer qui sortait gagnant de ce conflit. D’autres mesures ont pris le relais, la plus importante d’ordre économique : la rapidité de la croissance des économies américaine et soviétique.

La guerre froide était essentiellement vouée à la préparation d’un conflit potentiel de grande ampleur et à l’accumulation et la démonstration ostentatoires de puissance militaire. La croissance était donc un facteur crucial : un pays en essor économique pouvait consacrer plus d’argent à son armée. Par ailleurs, surpasser l’ennemi apparaissait comme le meilleur moyen de convaincre ses citoyens que leur camp avait le dessus dans la grande confrontation entre l’économie de marché et l’économie planifiée. L’ère du « fétichisme de la croissance » était en marche.

Le dilemme de la croissance

Au fil du XXe siècle, les impératifs liés à la guerre se sont estompés. Pour autant, l’on s’est obstiné dans la course à la croissance, car il s’est avéré que la croissance était aussi associée à presque tous les critères d’épanouissement humain. La croissance a permis à des milliards de personnes de ne plus avoir à lutter pour leur subsistance, le taux d’extrême pauvreté étant passé de huit personnes sur dix en 1820 à seulement une personne sur dix aujourd’hui. Elle a allongé l’espérance de vie moyenne et amélioré la santé, faisant de l’obésité, et non de la famine, le principal problème des pays riches. Elle a sorti l’humanité de l’ignorance et de la superstition : neuf personnes sur dix étaient analphabètes en 1820, le ratio est exactement inversé aujourd’hui.

La liste des bienfaits de la croissance est longue, mais les responsables politiques y ont particulièrement trouvé leur compte. La croissance leur a tout d’abord permis de financer les grands projets de l’après-guerre : le New Deal, l’assurance sociale, les plans quinquennaux. Elle promettait aussi de faciliter l’action politique au quotidien. Tout le monde, apparemment, pouvait en tirer parti. La croissance semblait également permettre d’éviter les conflits et les désaccords si fréquents qui rongent la société. Pour reprendre la formule d’un économiste, le processus est devenu « à la fois le chaudron d’or et l’arc-en-ciel ».

La croissance était, et reste, indéniablement pleine de promesses, mais une certaine complaisance s’est installée. Dirigeants, économistes et bien d’autres, aveuglés par les effets positifs apparents de la croissance, ont commencé à croire que non seulement elle était salutaire, mais aussi qu’elle ne coûtait rien ou presque. « En Occident, bien que la croissance ait un prix, ce prix n’est peut-être pas si élevé après tout », affirmait un économiste britannique lors d’une réunion d’éminents scientifiques tenue au début des années 60. C’est loin d’être le cas

Notre course effrénée à la croissance a un coût énorme et des conséquences désastreuses que nous ne mesurons pas encore tout à fait. Ce coût s’exprime souvent en termes environnementaux : nous nous dirigeons à grands pas vers une catastrophe écologique, les huit dernières années ont été les plus chaudes de l’histoire de l’humanité, et le changement climatique est désormais une urgence climatique. La croissance est également associée aux préoccupations majeures des citoyens concernant l’avenir.

Les technologies qui ont favorisé la croissance et sur lesquelles nous nous sommes appuyés sont également des sources d’inégalités : elles ont contribué à rendre l’humanité plus prospère, mais aussi plus divisée. Elles menacent le travail et minent la vie politique : l’intelligence artificielle et autres technologies perturbent les marchés du travail et le monde politique d’une manière qu’il n’est pas certain que nous puissions contrôler. Elles bouleversent aussi les communautés, stimulant certains secteurs, en détruisant d’autres et anéantissant les sources traditionnelles de savoir partagé.

Nous sommes aujourd’hui face à un dilemme. La croissance est associée à nombre de nos plus grandes victoires, mais aussi à plusieurs de nos plus graves problèmes. Les promesses de la croissance nous poussent dans une course inlassable, mais ses coûts nous en dissuadent fortement. C’est comme si nous ne pouvions pas continuer, et pourtant nous devons le faire.

L’absurdité de la décroissance

Le mouvement en faveur de la « décroissance » propose une réponse radicale : si la croissance est le problème, alors moins de croissance, voire pas de croissance du tout ou une croissance négative, est la solution. Cette proposition, qui a vu le jour il y a quelques dizaines d’années dans les rangs d’une poignée d’universitaires soucieux de l’environnement, s’est répandue et bénéficie aujourd’hui du soutien d’écologistes et d’activistes de premier plan.

Les partisans de la décroissance ont raison sur un point : nous ne pouvons pas continuer sur la voie de la croissance actuelle. Les écologistes sous-estiment même les effets néfastes de la croissance, au vu de tous les problèmes supplémentaires qu’elle engendre. Ceci étant, les partisans de la décroissance commettent plusieurs erreurs.

Ce mouvement repose sur une mauvaise appréciation du fonctionnement réel de la croissance économique. Le slogan « une croissance infinie est impossible dans un monde fini » en est la preuve. C’est faux. Ce mode de pensée est ancré dans une vision archaïque de l’activité économique, celle d’un monde matériel où les éléments visibles et tangibles, tels que les équipements agricoles ou les machines industrielles, jouent un rôle déterminant.

Ces considérations matérielles sont une distraction. La croissance ne découle pas de l’utilisation de ressources de plus en plus limitées, mais de la découverte de moyens de plus en plus productifs d’utiliser ces ressources finies. En d’autres termes, elle ne provient pas du monde tangible des objets, mais de celui intangible des idées. Et l’univers des idées est vaste au-delà de toute imagination, quasi infini. Ainsi, notre monde fini n’est pas la contrainte à prendre en compte dans la réflexion sur l’avenir de la croissance économique.

Par ailleurs, la décroissance nous rappelle à quel point il serait catastrophique d’abandonner purement et simplement la quête de croissance. Comme d’autres l’ont fait remarquer, le gel du PIB par habitant aux niveaux actuels nécessiterait soit d’abandonner 800 millions de personnes à une situation d’extrême pauvreté, soit de réduire le revenu des 7,1 milliards d’habitants restants, sans parler du renoncement à tous les autres avantages liés à l’augmentation du niveau de vie.

Des idées fortes

Il faut partir du principe que nous avons besoin de plus de croissance. Sans croissance, nous avons peu de chance de réaliser nos ambitions les plus élémentaires pour la société, qu’il s’agisse d’éradiquer la pauvreté ou de fournir des soins de santé de qualité à tous, sans parler des espoirs plus grands que nous devrions avoir pour l’avenir. Ce serait cruellement manquer d’imagination que de croire que nous vivons actuellement une sorte de pic économique et que la croissance devrait être suspendue, non seulement pour les dix prochaines années, ni même pour les dix mille ans à venir, mais pour l’éternité. Alors, comment stimuler la croissance ?

L’assurance affichée par les responsables politiques quant aux mesures à prendre masque le peu que nous savons. Cependant, une leçon essentielle se dégage : la croissance est le fruit d’un progrès technologique qui s’appuie sur la découverte de nouvelles idées sur le monde. Se demander comment générer plus de croissance revient à se demander comment générer plus d’idées. Je propose d’agir sur quatre fronts.

La croissance ne découle pas de l’utilisation de ressources de plus en plus limitées, mais de la découverte de moyens de plus en plus productifs d’utiliser ces ressources finies.

Tout d’abord, il est indispensable de revoir notre régime de propriété intellectuelle, qui protège trop souvent le statu quo, privilégiant les auteurs passés de découvertes au détriment de ceux qui souhaitent utiliser et réutiliser ces idées à l’avenir. Ce régime est obsolète : la convention de Berne, par exemple, le principal accord international de coordination des droits d’auteur, n’a subi aucune modification depuis plus d’un demi-siècle. Elle risque de compromettre les possibilités offertes par les nouvelles technologies, telles que l’intelligence artificielle générative. La protection est trop étendue pour l’équipement utilisé par ces systèmes, sans lequel ils ne peuvent pas fonctionner, et pas assez pour la production extraordinaire des mêmes systèmes.

En second lieu, il faut accroître considérablement nos investissements dans la recherche et développement, dont la tendance et le niveau actuels sont affligeants. En France, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni, la part des dépenses de recherche et développement dans le PIB s’est effondrée depuis le milieu du XXe siècle ; aux États-Unis, elle stagne aux niveaux atteints à la fin des années 60. Même l’investissement du chef de file mondial en la matière, Israël, qui consacre chaque année 5,4 % de son PIB à la recherche et développement, apparaît modeste par rapport aux investissements réalisés par les grandes entreprises : Alphabet, Huawei et Meta y allouent plus de 15 % de leur chiffre d’affaires. Un pays n’est pas une entreprise, mais le contraste en dit long sur les priorités. Aucun pays ne peut compter sur un flot constant d’idées nouvelles s’il n’y consacre pas des ressources substantielles.

Nous devons aller plus loin. Il est essentiel de réduire les inégalités et de favoriser l’intégration de tous dans des secteurs de l’économie générateurs d’idées. Ainsi, les États-Unis pourraient quadrupler l’innovation si les minorités raciales, les femmes et les enfants issus de familles à bas revenu pouvaient innover au même titre que les hommes blancs de familles aisées. Les arguments moraux contre les inégalités sont nombreux et impérieux, mais sur le plan économique, ces inégalités engendrent aussi une inefficacité extrême : un monde où certains ne sont pas en mesure de faire émerger et de partager des idées, alors qu’il peut en être autrement, perd de sa force, tant du point de vue économique que culturel.

Le dernier point, le plus radical, est que nous devons exploiter les nouvelles technologies pour nous aider à trouver de nouvelles idées. AlphaFold, conçu par DeepMind, en est un bon exemple. En 2020, cet algorithme a résolu le problème du « repliement des protéines » et peut désormais déterminer la structure en 3D de millions de protéines en quelques minutes (un chercheur pourrait consacrer toutes ses années de doctorat à une seule protéine). Cette avancée fera évoluer nos connaissances sur les maladies et notre capacité à les soigner dans les années à venir. Nous avons besoin de beaucoup plus de découvertes fondées sur la technologie.

Une opportunité existentielle

Ces mesures constituent la meilleure approche pour faire émerger de nouvelles idées et générer plus de croissance, mais elles ne résoudront pas à elles seules notre dilemme. La recherche d’une plus grande prospérité matérielle à tout prix ne fera qu’aggraver la situation. Nous devons faire usage de tous les moyens à notre disposition pour changer la nature de la croissance et pour réduire ses effets destructeurs sur les multiples autres enjeux qui nous importent, qu’il s’agisse d’une société plus juste ou d’une planète plus saine.

Comment y parvenir ? Prenons l’exemple de la croissance et du climat. En 2008, l’économiste britannique Nicholas Stern, auteur du Rapport Stern, est parvenu à la conclusion que pour réduire de 80 % les émissions de carbone, il en coûterait 2 % du PIB. Pour résumer, un arbitrage important devait être fait entre croissance et climat, le prix à payer pour l’action climatique étant très élevé. Mais en 2020, la Commission sur le changement climatique du Royaume-Uni a estimé que le coût de l’élimination des émissions n’était plus que de 0,5 % du PIB. Le compromis n’avait plus lieu d’être. Que s’est-il passé ? L’avalanche d’initiatives majeures (taxes et subventions, règles et réglementations, normes sociales) enregistrée au cours des deux dernières décennies a créé une forte incitation à développer des technologies propres plutôt que polluantes. Une révolution technologique s’est opérée, dont l’exemple le plus frappant est la division par 200 du prix du solaire.

Concrètement, la croissance est plus verte qu’elle ne l’a jamais été. De plus en plus de pays peuvent ainsi connaître une croissance économique tout en réduisant leurs émissions de gaz à effet de serre, une situation difficile à imaginer il y a seulement 15 ans. Une idée générale se dégage : en modifiant radicalement les incitations économiques, nous pouvons non seulement favoriser l’innovation technologique pour stimuler la croissance, mais aussi modeler les types de technologies que nous développons.

Voilà donc la grande tâche de notre époque : réorienter le progrès technologique vers les autres objectifs qui nous tiennent à cœur ; assurer la croissance de l’économie, mais aussi rendre le monde plus juste, plus vert, moins dépendant des technologies de rupture et plus respectueux de l’espace. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir que les incitations offertes aux citoyens ne reflètent pas leurs simples intérêts restreints en tant que consommateurs, mais leurs préoccupations plus fondamentales en tant que membres de la société.

Nous vivons à une époque où chaque jour ou presque apporte son lot de nouveaux risques pour notre existence et de constats décourageants de notre incapacité supposée à y faire face. Ma vision est différente : nous disposons d’une opportunité existentielle.

Nous avons la possibilité de vivre un renouveau moral, d’accorder plus d’attention à d’autres objectifs précieux que nous avons négligés jusqu’à présent, et d’y parvenir en réorientant le progrès technologique et en changeant la nature de la croissance. Nous avons le pouvoir d’améliorer notre vie d’une manière encore inimaginable. Rien à mes yeux ne peut revêtir plus d’importance.

Cet article est basé sur son dernier ouvrage, Growth: A History and a Reckoning, publié cette année.

DANIEL SUSSKIND est professeur chercheur au King’s College de Londres et chercheur associé principal à l’Institut d’éthique de l’intelligence artificielle de l’Université d’Oxford.




Fixer un cap à la politique économique

La politique industrielle moderne doit façonner les marchés et ne plus se contenter de remédier à leurs défaillances.

La crise climatique s’aggrave : les températures devraient augmenter d’au moins 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels d’ici à la fin du siècle. Le réchauffement mondial a des effets effroyablement destructeurs — et bien souvent irréversibles — sur la planète, les populations et l’activité économique. Or nous sommes loin d’avoir atteint le niveau minimum de 5 400 milliards de dollars annuels de financement de l’action climatique fixé pour 2030, montant nécessaire pour conjurer les pires effets du réchauffement de la planète.

Il n’est pas inutile de rappeler ce qui est pourtant une évidence, à savoir que cette crise n’a rien d’un accident, mais découle directement de la manière dont nous avons conçu le fonctionnement de l’économie, et en particulier des relations qui existent entre les entités privées et les institutions publiques. Cela signifie que nous sommes capables d’agir en redéfinissant ces relations pour faire passer le bien-être de la planète et des populations avant toute autre considération. Cependant, pour y parvenir, nous devons faire davantage que remédier aux défaillances des marchés et combler les « écarts de financement » : nous devons désormais influer sur le fonctionnement des marchés et penser les financements en termes qualitatifs, et non plus seulement quantitatifs. Il nous faut élaborer des politiques publiques de nature à orienter l’activité économique vers des objectifs ambitieux, en maintenant un cap clair mais sans préjuger de la manière d’atteindre ces objectifs. Il n’est plus question de se contenter d’effectuer des transferts monétaires et d’« uniformiser les règles du jeu »

Une nouvelle façon d’envisager l’économie s’impose, ainsi qu’une modernisation des politiques industrielles. Les pouvoirs publics doivent prendre conscience que la croissance économique ne vaut la peine que si elle est durable et inclusive. La croissance se définit par son taux, mais également par sa direction. Pour lutter contre le changement climatique, nous devons prendre en compte ces deux dimensions. Il n’y a pas d’emplois sans croissance, mais si cette croissance n’est pas orientée dans une certaine direction, ces emplois peuvent contribuer au changement climatique et à l’exploitation de la main-d’œuvre. C’est aux États, garants du bien commun, qu’il incombe d’orienter la croissance et de façonner les marchés en vue d’assurer l’équité et la neutralité carbone.

 

Qu’est-ce que tout cela implique ? Cela implique de repenser les politiques publiques et les contrats, de forger de nouveaux partenariats entre les secteurs public et privé, de se doter d’instruments et d’institutions adaptés, et d’investir dans les services publics.

La croissance économique ne vaut la peine que si elle est durable et inclusive.

Mission économie

Par le passé, les États mettant en œuvre des politiques industrielles tentaient de faire émerger des champions nationaux en sélectionnant les entreprises les plus performantes dans différents secteurs ou technologies, ce qui s’est souvent traduit par des résultats mitigés. Les stratégies industrielles modernes doivent fonctionner différemment. Plutôt que de sélectionner les plus performants, il s’agit de choisir les plus volontaires, en leur confiant des missions claires — comme la résolution de la crise climatique ou la préparation aux pandémies —, puis de façonner l’économie et les marchés au service de ces objectifs (Mazzucato, 2021).

Tous les pans de l’activité économique doivent innover et se transformer, et non pas seulement quelques secteurs triés sur le volet. Dans les années60, la mission de la NASA d’exploration de la lune n’a pas impliqué la seule industrie aérospatiale, mais elle a également nécessité des investissements dans la nutrition et les matériaux, entre autres ; de la même manière, les missions d’aujourd’hui en faveur du climat exigent des innovations dans l’ensemble des secteurs d’activité. Cela signifie que nous devons transformer nos manières de nous nourrir, de nous déplacer et de construire. Une stratégie industrielle fondée sur des missions est à même de jouer le rôle de catalyseur de ces transformations.

Certains des dirigeants qui ont choisi de mettre en place des politiques industrielles axées sur des missions commettent l’erreur de croire que la croissance constitue une mission en soi. En réalité, l’amélioration des résultats macroéconomiques, que permettent de mesurer le PIB, la productivité ou la création d’emplois, doit bien plutôt être considérée comme la résultante de toute mission bien conçue.

Cela tient au fait que les États peuvent à la fois stimuler la croissance et l’orienter en adoptant une approche axée sur l’idée de mission. Du fait de leurs retombées positives et de leurs effets multiplicateurs, des investissements publics initiaux peuvent voir leurs effets sur le PIB s’amplifier avec le temps. Ils peuvent jouer un rôle de catalyseur d’innovation dans de multiples secteurs en entraînant à leur suite l’investissement privé, ce qui est particulièrement important dans les pays où les entreprises investissent peu d’argent dans la recherche et le développement (Mazzucato, 2018). Cette dynamique est susceptible de faire émerger des solutions novatrices aux plus pressants de nos problèmes, comme l’impératif de neutralité carbone. Toutefois, ces retombées positives ne se matérialiseront que si la collaboration entre les secteurs public et privé s’effectue sur des bases saines, de nature à donner la priorité au bien commun.

À l’heure actuelle, ni les pouvoirs publics ni les sociétés privées ne sont parvenus à effectuer les changements que nécessite la lutte contre le changement climatique. En 2022, le montant des subventions aux combustibles fossiles à l’échelle mondiale s’élevait à 7000 milliards de dollars. D’ici fin 2030, on estime que les vingt premières sociétés pétrolières du monde devraient investir 932milliards de dollars dans l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers et gaziers.

Faute d’un changement de cap des pouvoirs publics, il est évident que de nombreuses sociétés continueront à privilégier leurs superbénéfices plutôt que d’investir dans des activités productives ou de modifier leurs pratiques dans le sens d’un plus grand respect des objectifs climatiques. Elles continueront aussi de creuser le fossé entre les plus riches et les plus pauvres. L’année dernière, les sociétés du S&P 500 ont transféré 795,2milliards de dollars à leurs actionnaires en procédant à des rachats d’actions ; la moitié de ce montant est imputable aux vingt plus grosses entreprises de l’indice. Cinq des plus grandes entreprises énergétiques mondiales cotées en bourse ont transféré en2023 un montant de 104 milliards de dollars par le biais de rachats d’actions et de versement de dividendes. Pendant ce temps, la part du revenu total échue aux travailleurs a reculé de 6 points de pourcentage depuis 1980.

Conditions contractuelles

En choisissant de faire figurer telle ou telle clause dans les contrats régissant la collaboration entre les secteurs public et privé, les États disposent d’un outil puissant pour changer les choses. Les entreprises ne devraient pouvoir toucher des fonds publics et bénéficier d’autres avantages (subventions, prêts, prises de participation, allégements fiscaux, passation de marchés publics, dispositions réglementaires, droits de propriété intellectuelle, etc.) qu’à la condition qu’elles adoptent un comportement conforme aux objectifs des missions que leur fixent les pouvoirs publics. Le retour des politiques industrielles, qui voit des milliards de dollars de fonds publics affluer vers le secteur privé, est l’occasion d’établir un nouveau contrat social entre les secteurs public et privé, d’une part, et entre le capital et le travail, d’autre part.

Ces clauses doivent être conçues et calibrées avec soin, de manière à maximiser le bien public, mais sans fixer des conditions trop spécifiques qui risqueraient d’étouffer l’innovation (Mazzucato et Rodrik, 2023). Par exemple, la puissance publique pourrait exiger des promoteurs immobiliers qu’ils respectent d’ambitieux critères de neutralité carbone. En revanche, ils conserveraient la liberté de choisir les moyens d’y parvenir (conception de logements passifs, grandes constructions en bois, logement modulaire, utilisation de béton bas carbone, etc.).

Les conditions fixées peuvent prendre de nombreuses formes. Elles peuvent orienter les entreprises vers la poursuite d’objectifs d’utilité publique, comme la neutralité carbone, un accès abordable aux produits et services générés, le partage des bénéfices, ou le réinvestissement des bénéfices dans des activités productives comme la recherche et le développement plutôt que dans des activités improductives comme les rachats d’actions.

De telles clauses sont trop peu utilisées, mais elles n’ont rien de neuf. Quand il a fallu procéder au sauvetage financier d’Air France, l’État français a imposé à l’entreprise de réduire les émissions par passager, ainsi que le nombre de ses vols intérieurs. Dans le cadre de son programme de rénovation et d’efficacité énergétique, la banque nationale de développement allemande, la KfW, octroie des prêts à faible taux d’intérêt aux entreprises qui consentent à décarboner leurs activités. Elle responsabilise et incite les entreprises bénéficiaires en leur accordant des remises allant jusqu’à 25 % de leur dette pour tout bâtiment qui remplit les critères énergétiques convenus : plus les constructions s’avèrent efficaces sur le plan énergétique, plus les remises de dette sont importantes.

Aux États-Unis, les entreprises ne peuvent bénéficier de financements au titre du CHIPS and Science Act, dispositif essentiel de la stratégie industrielle du gouvernement de Joe Biden, que dès lors qu’elles s’engagent dans la lutte contre le changement climatique et dans le développement de la main-d’œuvre. Elles doivent également proposer à leurs employés des services de garde d’enfants à un prix abordable, leur verser un certain niveau de salaire de référence, investir dans la vie locale en consultation avec différentes parties prenantes, et partager une part de leurs bénéficies au-delà d’un seuil préétabli, pour tout niveau de financement supérieur à 150 millions de dollars. Les entreprises procédant à des rachats d’actions n’ont pas droit aux financements au titre du CHIPS Act, et la loi décourage cette pratique pour une période de cinq ans.

Il s’agit de dispositions importantes qui n’ont pas empêché les entreprises de demander des financements, contrairement aux critiques des sceptiques qui dénoncent un dispositif « fourre-tout ». Cet argument serait recevable si le dispositif prévoyait trop de conditions difficiles à réunir. Or ce qui compte, pour qu’un système fonctionne bien, c’est qu’il soit conçu intelligemment ; si cela suppose la présence d’une multiplicité de dispositions qui n’entraînent aucun coût supplémentaire, pourquoi s’en priver ?

Une critique plus fondée du CHIPS Act consiste à expliquer que les conditions fixées par la loi ne vont peut-être pas assez loin, dans la mesure où elles permettent une souplesse considérable dans la négociation confidentielle d’engagements précis, au cas par cas. Les syndicats ont demandé que l’octroi de financements soit conditionné à l’amélioration des conditions de travail.

Financements publics stratégiques

Une approche stratégique de la commande publique constitue un autre outil puissant. Le total mondial des budgets consacrés aux marchés publics s’élève à près de 13000milliards de dollars par an, soit entre 20 et 40% des dépenses publiques nationales dans les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La commande publique peut favoriser l’émergence de nouveaux marchés et encourager l’innovation et les investissements dans un sens qui correspond aux priorités fixées par les pouvoirs publics. Cependant, par le passé, la commande publique s’est principalement préoccupée de questions relatives à l’efficience, à l’équité, à la baisse des coûts, à la gestion des risques et à la lutte contre la corruption. C’est pour cette raison que la passation des marchés publics est souvent confiée à des juristes et à des financiers, plutôt qu’à des équipes envisageant l’action publique sous un angle stratégique.

Les nouveaux modèles de commande publique mettent l’accent sur les résultats, l’innovation, l’utilité publique ou la production locale. Le Brésil, par exemple, est en train de revoir son système de passation de marchés publics pour le mettre au service de sa stratégie industrielle. Aux États-Unis, la « Buy Clean Initiative » favorise l’utilisation de matériaux de construction bas carbone et fabriqués sur le territoire national pour la réalisation de projets financés par l’État fédéral.

Outre la mise en œuvre de politiques de la demande, comme la commande publique, les stratégies industrielles axées sur des missions nécessitent d’engager patiemment des financements de long terme pour atteindre des objectifs précis (Mazzucato, 2023). L’engagement et la structuration de ce type de financements dépendent de la volonté de l’État de prendre des risques. Il importe que les institutions financières publiques, telles que les banques de développement, soient des prêteurs de premier ressort, et non de dernier ressort. Leurs actifs sont considérables : les banques nationales de développement gèrent un total de 20 200 milliards de dollars, montant auquel il faut ajouter les 2 200 milliards de dollars dont disposent les banques multilatérales de développement. L’ensemble de ces actifs représentent entre 10 et 12% des financements à l’échelle mondiale. Ces institutions financières publiques doivent se tenir prêtes à accorder des financements contracycliques, à financer des projets d’investissement et à jouer le rôle d’investisseurs en capital-risque capables d’entraîner d’autres investisseurs à leur suite pour résoudre des problèmes spécifiques.

Une approche axée sur des missions peut renforcer les liens entre les banques nationales de développement et les banques multilatérales de développement, en influant sur les conditions auxquelles elles octroient leurs prêts, de façon à exiger des entreprises privées qu’elles transforment leur manière de produire. La KfW a octroyé des prêts aux entreprises sidérurgiques allemandes à la condition qu’elles fassent baisser la quantité de matériaux dans leur production, grâce à quoi l’Allemagne produit aujourd’hui de l’acier propre. Si toutes les banques publiques s’unissaient en faveur du développement durable, les objectifs de développement durable pourraient véritablement bénéficier de l’effet multiplicateur que les Nations Unies appellent de leurs vœux.

Plus généralement, les stratégies industrielles axées sur des missions peineront à porter leurs fruits en l’absence d’écosystèmes nationaux d’innovation stables et connectés. Les institutions publiques doivent financer les innovations et les façonner, de la recherche à la commercialisation, en passant par la mise à l’échelle. Les systèmes d’innovation dynamiques, qui font intervenir des financements, des outils et des institutions orientés vers des résultats, peuvent contribuer à faire circuler les connaissances et les innovations dans l’ensemble de l’économie. Les institutions et les instruments de l’action publique doivent se conformer aux missions fixées — c’est la composante verticale de la nouvelle stratégie industrielle, qui vient remplacer les secteurs dans l’ancienne stratégie — et investir au sein de l’écosystème au sens large — la composante horizontale.

Dynamisme du secteur public

L’adoption de cette nouvelle stratégie industrielle suppose en parallèle un investissement dans la capacité d’action de l’État (Kattel et Mazzucato, 2018). Une vision étriquée du rôle de l’État, des compressions d’effectifs dans la fonction publique et un recours excessif aux services de grandes sociétés de conseil ont privé de nombreux États des moyens de mettre en œuvre une politique industrielle axée sur des missions (Mazzucato et Collington, 2023). Pour que cette méthode puisse tenir sa promesse de transformation, il est indispensable de donner des moyens aux équipes chargées de mettre en œuvre la politique industrielle, à tous les échelons de la puissance publique, et il faut également prêter attention à la conception des institutions, au cadre dans lequel elles s’inscrivent et aux outils dont elles disposent.

La politique industrielle suppose un secteur public compétent, confiant, entreprenant et dynamique, à même de prendre des risques, de tenter des expériences et de collaborer avec le secteur privé à la poursuite d’objectifs ambitieux, sans préjuger des moyens à employer pour les atteindre. Elle exige que les autorités adoptent une optique interministérielle : les questions climatiques ne sont pas seulement du ressort du ministère de l’Énergie, de même que le bien-être ne relève pas que du ministère de la Santé. Tout cela suppose un changement d’approche complet.

De plus, il faut transformer les institutions publiques pour permettre de nouvelles manières de travailler. Des « laboratoires de gouvernance », comme celui dont s’est doté le Chili, sont des espaces privilégiés pour la prise de risque, la collaboration et l’apprentissage des fonctionnaires, qui peuvent expérimenter différentes mesures, telles que la passation de marchés publics axée sur des missions, avant de les généraliser.

Les États peuvent également se doter de capacités de mesure des effets multiplicateurs de leur politique industrielle. Les instruments de mesure statiques, comme les analyse coûts–avantages et les indicateurs macroéconomiques de type PIB, ne permettent pas d’appréhender l’ensemble des effets des stratégies industrielles axées sur des missions. Un tableau de bord regroupant des indicateurs économiques, sociaux et environnementaux est plus adapté.

Les indicateurs sociaux et environnementaux doivent incorporer les objectifs et les valeurs fondamentales de chaque mission. Les indicateurs économiques doivent également englober les retombées positives et les effets multiplicateurs, en plus des indicateurs classiques comme la création d’emplois et les dépôts de brevets. Ces indicateurs doivent être des outils d’apprentissage et de responsabilisation, et non pas constituer en eux-mêmes des missions. Certains ministères, comme le Trésor britannique, modifient leurs orientations en matière de dépense publique pour établir des objectifs interministériels clairs.

Nous ne pouvons pas nous permettre de faire comme si de rien n’était. Les difficultés qui se posent à nous (qu’il suffise de penser à la crise climatique) sont bien trop profondes pour cela. Toutefois, les pays doivent résister à la tentation du protectionnisme vert, qui consiste à se retrancher dans leur propre stratégie de neutralité carbone plutôt que d’œuvrer de concert à la poursuite équitable d’objectifs climatiques mondiaux. La loi américaine dite de réduction de l’inflation a conduit l’Europe à accorder la priorité à la décarbonation de ses propres secteurs industriels, mais elle prive de financements les pays émergents, qui sont les plus durement frappés par le changement climatique.

Il s’agit là d’une évolution préoccupante. Les pays doivent soigneusement concevoir leurs stratégies industrielles nationales et prendre en compte leurs implications pour le développement, les échanges et les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, de façon à ce que le monde puisse surmonter ses plus graves difficultés de manière coordonnée.

Une politique industrielle moderne a toutes les chances de placer les pays sur une nouvelle trajectoire, mais cela ne sera possible que si elle oriente les investissements, l’innovation, la croissance et la productivité au service de objectifs ambitieux en faveur




Le télétravail, facteur de productivité

Depuis la pandémie, les chiffres du télétravail ont été multiplié par cinq. Le résultat pourrait être un rehaussement de la croissance économique et des répercussions positives plus larges.

D’aucuns parlent de l’économie comme d’une « science sinistre ». Hélas, les recherches récentes qui mettent en évidence le ralentissement de la croissance de la productivité depuis les années 50 ne viennent pas leur donner tort. Pour ma part, j’adopte un point de vue plus optimiste : en effet, la forte augmentation du télétravail provoquée par la pandémie est porteuse de remarquables gains de productivité.

Le télétravail a décuplé au lendemain de la pandémie, avant de se stabiliser à un niveau environ cinq fois supérieur à celui qui prévalait auparavant (graphique 1). Cette évolution pourrait venir contrebalancer le ralentissement de la productivité et relancer la croissance économique au cours des prochaines décennies. Par ailleurs, si l’intelligence artificielle (IA) parvient à générer un surcroît de production, la période de croissance molle que nous traversons pourrait bien arriver à son terme.

Mon analyse se fonde sur la théorie de la croissance imaginée par le prix Nobel d’économie Robert Solow, l’un des plus grands économistes de tous les temps. Dans son célèbre article de 1957, Solow montre que la croissance économique s’explique à la fois par l’augmentation des facteurs de production comme le travail et le capital, et par la croissance brute de la productivité. Mon analyse s’inscrit dans le cadre théorique posé par Solow et cherche à démontrer de quelle manière chacun de ces facteurs contribue à stimuler la croissance.

Travail

Pour comprendre les effets du facteur travail, le plus simple est de se pencher sur les résultats d’enquêtes effectuées aux États-Unis, en Europe et en Asie, qui montrent que l’adoption de modalités de travail flexibles correspond à peu près à une augmentation de salaire de 8 %. Les cadres et employés de bureau et autres professionnels bénéficient généralement d’un modèle de travail flexible, en vertu duquel il leur est permis de travailler à distance deux ou trois jours par semaine. Pour comprendre ce qui pourrait amener les employés à considérer cette flexibilité comme l’équivalent d’une augmentation de 8 %, remarquons que le salarié moyen passe à peu près 45 heures par semaine au bureau, auxquelles il faut ajouter 8 heures de trajets entre le lieu de travail et le domicile. Par conséquent, la possibilité de travailler depuis chez eux trois jours par semaine leur épargne autour de cinq heures de déplacements hebdomadaires, soit environ 10 % du temps consacré chaque semaine au travail et aux trajets.

La plupart des gens éprouvent une véritable aversion pour ces allers-retours quotidiens, et attribuent donc une valeur d’autant plus importante au temps gagné grâce au télétravail. Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie, a publié une étude remarquée sur ce sujet. Il y montre que les trajets quotidiens entre le domicile et le travail sont l’activité de la journée à laquelle les gens répugnent le plus, davantage qu’au travail lui-même. Dès lors, on comprend aisément pourquoi l’employé moyen est si attaché au télétravail, qui lui permet d’éviter de perdre des heures chaque semaine dans des trajets pénibles, tout en lui offrant la possibilité d’élire domicile plus loin de son lieu de travail.

Le prix qu’attachent les employés au télétravail a un effet puissant sur l’offre de main-d’œuvre. Dans l’économie mondiale, des dizaines de millions de gens se trouvent aux marges de la population active. Par conséquent, de modestes changements rendant le travail plus attractif peuvent amener des millions d’entre eux vers l’emploi. Au sein de cette main-d’œuvre marginale, on trouve les personnes qui doivent s’occuper d’enfants ou de personnes âgées, les gens proches de l’âge de la retraite et certains habitants des zones rurales.

Les quelque deux millions de travailleurs handicapés supplémentaires qui travaillent aux États-Unis depuis la pandémie donnent un bon exemple des effets du télétravail sur l’offre de main-d’œuvre. Ces augmentations dans l’emploi des handicapés s’observent principalement dans les professions où le taux de travail à domicile est élevé. Les travailleurs handicapés sont gagnants à double titre : d’une part, ils se voient épargner de longs trajets et, d’autre part, le télétravail leur permet de maîtriser leur environnement de travail.

L’emploi des femmes d’âge très actif constitue un autre exemple : aux États-Unis, il a augmenté environ 2 % plus vite que l’emploi des hommes d’âge très actif depuis la pandémie. Selon des recherches récentes, le rôle plus important dévolu aux femmes dans la garde des enfants pourrait expliquer cette hausse de leur participation à la population active à la faveur du télétravail.

Ces effets combinés pourraient accroître l’offre de main-d’œuvre de plusieurs points de pourcentage.

Bien entendu, ce calcul s’effectue à population constante. Or, à plus long terme, le télétravail pourrait également faire augmenter les taux de fécondité. J’ai eu l’occasion d’interroger des centaines d’employés et de cadres, et nombre d’entre eux m’ont affirmé que le travail à domicile leur facilitait la tâche en tant que parents. Ce phénomène est sans doute le plus frappant en Asie de l’Est, où les longues journées de travail, les trajets particulièrement pénibles entre le domicile et l’entreprise et les intenses pressions qui s’exercent sur les parents ont rapidement fait chuter le nombre d’enfants par femme. Si les parents sont autorisés à travailler depuis chez eux deux ou trois jours par semaine, en particulier s’ils bénéficient d’emplois du temps flexibles leur permettant de partager les responsabilités parentales, alors les taux de natalité pourraient repartir à la hausse. Selon des analyses préliminaires effectuées à partir d’enquêtes réalisées aux États-Unis, le nombre d’enfants souhaité par couple pourrait augmenter de 0,3 à 0,5 pourvu que chacun des deux membres du couple ait la possibilité de télétravailler au moins un jour par semaine.

Capital

Les effets bénéfiques du télétravail sur le capital tiennent au fait qu’à long terme, les espaces de bureaux redevenus disponibles pourront servir à d’autres usages, comme le logement ou à la vente de détail. Si les employés travaillent depuis leur domicile deux ou trois jours par semaine, la société aura besoin de moins d’espaces de bureaux, où pourront alors se dérouler d’autres activités. Le télétravail réduit également la circulation routière liée aux trajets entre le travail et le domicile, ce qui rend moins nécessaire la construction de nouvelles infrastructures de transport. Un usage plus intensif du « capital domiciliaire » (c’est-à-dire l’espace et les équipements que contiennent nos maisons et nos appartements) peut permettre à la société de réaliser des économies sur le capital de bureau et de transport, qui pourra ainsi servir à de nouveaux usages. Dans les centres des grandes villes, la moitié du terrain environ est recouverte de bureaux, or leur taux d’occupation est désormais inférieur de moitié aux niveaux observés avant la pandémie, ce qui signifie que l’espace consacré aux bureaux pourrait être considérablement réduit.

De récentes données sur les vitesses de circulation montrent que le trafic routier matinal est plus rapide de 3 à 5 km/h, ce qui réduit l’utilité de nouvelles infrastructures de transport et fait gagner au salarié moyen plusieurs minutes par jour.

À long terme, en permettant aux salariés de travailler à distance, exclusivement ou en partie, il sera possible de consacrer davantage de terrains sous-utilisés à l’offre de logements, ce qui aura pour effet d’augmenter l’offre foncière. Dans de nombreuses métropoles, le trafic routier est fortement encombré parce que la plupart des employés refusent de vivre à plus d’une heure du centre-ville, où ils doivent se rendre pour travailler. Si leur présence au bureau n’était exigée que quelques jours par semaine, des trajets plus longs deviendraient possibles, ce qui permettrait de consacrer à un usage résidentiel des espaces situés plus loin des centres-villes.

Ces effets combinés sur le capital pourraient également accroître la production de quelques points de pourcentage au cours des prochaines décennies.

Productivité

Les études classiques de microéconomie portant sur les sociétés et les individus tendent à montrer que le modèle de travail hybride, devenu la norme pour environ 30 % des employés aux États-Unis, en Europe et en Asie, a un impact à peu près nul sur leur productivité. Le télétravail est bénéfique pour les employés, dans la mesure où il leur épargne des trajets épuisants et a tendance à leur offrir un environnement de travail plus serein. Cependant, en réduisant le temps passé au bureau, il peut également entraver la capacité des salariés à apprendre, innover et communiquer. Les études donnent à penser que la résultante de ces effets positifs et négatifs est à peu près nulle : le modèle de travail hybride associant télétravail et présence au bureau n’aurait donc aucun effet net sur la productivité.

S’agissant du télétravail exclusif, adopté par environ 10 % des salariés, son impact sur la productivité dépend fortement de la manière dont on l’organise. Plusieurs études réalisées au début de la pandémie ont montré que les entreprises dont les salariés travaillaient intégralement depuis leur domicile avaient vu leur productivité largement entamée, ce qui tient peut-être à la désorganisation engendrée par les premiers confinements. D’autres études ont mis en évidence des effets nettement positifs, en général lorsque le travail concerné peut s’effectuer de manière autonome, comme pour les centres d’appel ou la saisie de données, à condition que les entreprises soient bien gérées.

 

En somme, le modèle de télétravail exclusif a sans doute un effet neutre sur la productivité des entreprises, car les sociétés n’ont tendance à l’adopter que lorsqu’il est adapté à leurs activités ; souvent, il s’agit de tâches de programmation ou de soutien informatique, effectuées par des employés qualifiés dans un environnement contrôlé. Au niveau microéconomique, les effets sur la productivité de telle ou telle entreprise sont sans doute nuls ; en revanche, au niveau macroéconomique, l’effet total du télétravail est probablement positif, via la puissante intégration sur le marché du travail qu’il génère.

Pour saisir les avantages de cette intégration sur le marché du travail, il convient de remarquer que les postes de travail nécessitant une présence quotidienne ne peuvent être occupés que par des salariés qui résident à proximité. Ainsi, un poste dans les ressources humaines ou dans les services informatiques d’une entreprise new-yorkaise ne pourrait être occupé que par un salarié embauché localement. Supposons que des personnes vivant en Bulgarie, au Brésil ou au Belize soient plus qualifiées pour le poste en question : l’employeur ne pourrait pas les recruter, puisqu’elles ne seraient pas en mesure de venir travailler sur place. En revanche, dès lors que les postes peuvent être pourvus entièrement à distance, l’employeur n’est plus tenu de se contenter du meilleur employé vivant sur place, ni même, dans le cas d’un modèle de travail hybride, du meilleur employé installé dans la région : il peut choisir le meilleur employé du monde.

De récentes études sur la discrimination à l’embauche et sur la réaffectation de la main-d’œuvre montrent qu’en étendant les marchés du travail à un vivier de candidats plus large, il est possible de générer un surcroît massif de productivité. Au moment de pourvoir un poste, une entreprise aura plus de chance de trouver le meilleur employé possible si elle a le choix non plus entre 10 mais entre 10 000 candidats qualifiés, en particulier si elle peut s’appuyer sur l’intelligence artificielle pour présélectionner les profils les plus adaptés. En permettant aux sociétés de recruter à partir d’un vivier mondial, le télétravail renforce donc la productivité du travail.

En réduisant la pollution liée aux transports, le travail à domicile présente un autre avantage pour la productivité au niveau macroéconomique. D’après les estimations, aux États-Unis et en Europe, l’essor du télétravail a réduit de 10 % le volume des trajets quotidiens entre le domicile et le lieu de travail. Cela a permis de réduire la pollution atmosphérique, en particulier s’agissant des émissions de particules lourdes. Des études ont établi un lien entre la pollution et la dégradation de la santé cognitive et de la productivité. En réduisant la pollution, il est possible non seulement d’améliorer notre qualité de vie, mais aussi d’augmenter la croissance.

Cercle vertueux

Ces effets se trouvent renforcés par un cercle vertueux, dans lequel le recours au télétravail et l’accélération de la croissance s’entretiennent mutuellement. La science économique s’intéresse depuis longtemps aux effets observables à l’échelle des marchés, et il ressort de ces analyses que les entreprises s’évertuent à innover pour conquérir des marchés plus vastes et plus lucratifs. Lorsque le nombre de personnes travaillant à domicile tous les jours passe de 5 millions à 50 millions, cela n’échappe pas aux fabricants de matériels et de logiciels informatiques, ni aux jeunes entreprises innovantes ou aux investisseurs. Le développement de nouvelles technologies au service de ces marchés va donc s’accélérer, ce qui va améliorer leur productivité et leur croissance.

Ce cercle vertueux s’est d’ores et déjà enclenché. La part des nouvelles demandes de brevets auprès du Bureau américain des brevets et des marques de commerce dans lesquelles figurent à plusieurs reprises les mots « travail à distance », « télétravail », ou autres termes associés, constante jusqu’à 2020, a commencé à augmenter (voir graphique 2). Cette évolution témoigne du perfectionnement technologique en cours dans ce domaine. L’amélioration de la qualité des caméras, des écrans et des logiciels et technologies tels que la réalité augmentée, la réalité virtuelle et les hologrammes augmentera la productivité du travail hybride et à distance de demain. Cela générera un cercle vertueux, alimenté tour à tour par le télétravail et la croissance économique.

L’une des critiques adressées à la généralisation du télétravail concerne ses effets néfastes sur les centres-villes. Il est certain que les dépenses effectuées auprès de commerces de détail ont chuté dans les centres-villes, mais cette activité s’est redéployée dans les zones résidentielles, et les dépenses globales de consommation ont renoué avec leur tendance antérieure à la pandémie. La forte dévalorisation de l’immobilier de bureau présente peut-être un problème plus grave. Celle-ci entraîne certes des pertes pour les investisseurs du secteur, mais, à long terme, la mise à disposition d’espace supplémentaire pour l’offre de logements dans les centres-villes y fera baisser le coût de la vie. Dans les années 90 et 2000, le coût de la vie dans les zones urbaines a augmenté de manière spectaculaire, ce qui a eu pour effet d’exclure des centres-villes les salariés à revenus faibles ou intermédiaires. Ce problème est d’autant plus sérieux que beaucoup de ces employés fournissent des services essentiels : pompiers, policiers, professeurs, soignants, employés du secteur alimentaire et des transports, entre autres activités qui ne peuvent être effectuées qu’en personne. Si une partie de l’immobilier de bureau dans les centres-villes était convertie en immobilier résidentiel, ces travailleurs essentiels pourraient y trouver des logements plus abordables.

L’essor du télétravail en 2020 a permis de compenser le ralentissement global de la productivité observé avant la pandémie, et contribue à stimuler la croissance d’aujourd’hui et de demain. Le rôle d’un économiste consiste généralement à assurer un équilibre entre les gagnants et les perdants. D’ordinaire, l’analyse de l’évolution des technologies, des échanges commerciaux, des prix et des réglementations fait apparaître un bilan contrasté, marqué par la présence de nombreux gagnants et de nombreux perdants. S’agissant du télétravail, il y a beaucoup plus de gagnants que de perdants. Les entreprises, les salariés et la société en général en profitent massivement. Jamais, dans ma carrière d’économiste, je n’ai observé un changement qui bénéficie à ce point au plus grand nombre.

Je me retrouve ainsi dans la situation insolite d’un praticien optimiste de la « science sinistre ». C’est une situation qui me convient d’autant mieux que j’ai écrit cet article chez moi.

NICHOLAS BLOOM est titulaire de la chaire d’économie William D. Eberle de l’Université Stanford.




Réhabilitation des artères de Kinshasa : Derniers réglages entre Doudou Fwamba et le Gouverneur Daniel Bumba

Le mardi 8 octobre 2024 tard dans la soirée, une importante séance de travail s’est tenue au Ministère des Finances, sous la direction du Ministre des Finances Doudou Fwamba Likunde Li-Botayi, en présence du Gouverneur de la ville de Kinshasa, Daniel Bumba Lubaki, afin de finaliser les préparatifs pour la relance des travaux de réhabilitation des artères de Kinshasa.

Cette réunion a permis d’harmoniser les vues entre les différentes parties prenantes, notamment sur l’implémentation des projets « 3 communes » et « 5 artères », visant à réhabiliter un total de 49 km de route dans diverses municipalités de la capitale.

Le Gouverneur Daniel Bumba a salué l’initiative du gouvernement central, en particulier le rôle du Président Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, qui « s’implique totalement dans le rayonnement de cette ville », ainsi que la vision de la Première Ministre Judith Suminwa Tuluka, qui a impulsé une dynamique résolue pour améliorer la voirie urbaine de Kinshasa. Il a également souligné que ces travaux visent à résoudre non seulement le problème des embouteillages, mais aussi plusieurs autres défis liés à la productivité et au développement de la capitale.

Cette séance de travail tardive a réuni autour du Ministre des Finances et du gouverneur de Kinshasa, le Directeur général de l’Office des Voiries et Drainage (OVD), les experts des Infrastructures et Travaux Publics (ITP), des représentants du Ministère des Finances, des experts techniques, ainsi que les représentants des entreprises prestataires.

La réunion a permis de faire le point sur l’état d’avancement de différents projets, d’évaluer les progrès physiques réalisés sur le terrain et de discuter de la reprise imminente des travaux cette semaine. Le Ministre des Finances, Doudou Fwamba Likunde Li-Botayi, a insisté sur l’importance de la coordination entre toutes les parties prenantes, notamment entre la Ville de Kinshasa, l’OVD, et le Ministère des Infrastructures, pour garantir l’achèvement des projets dans les délais impartis.

Un chronogramme des travaux actualisé a été présenté lors de la réunion, et il a été convenu que dans un délai de 72 heures, un protocole d’accord sera signé entre le Gouvernement et les prestataires. Ce protocole garantira que chaque partie respecte ses engagements, en particulier en ce qui concerne les délais et les normes de qualité des travaux.

Il a également été rappelé que les projets doivent respecter les lois et règlements en vigueur, et que la volonté de réaliser les travaux ne doit pas se faire au détriment du cadre légal. Le Ministre a encouragé les opérateurs économiques à saisir cette opportunité pour honorer leurs engagements et contribuer au développement de la Ville.

Le Gouverneur Daniel Bumba a conclu en exprimant sa reconnaissance envers les autorités nationales et en réaffirmant son engagement à faire de Kinshasa une Ville moderne et fonctionnelle.




Conseil de sécurité des Nations Unies: Thérèse Kayikwamba exige des sanctions ciblées contre les rwandais impliqués dans le soutien au M23 

Mme Thérèse Kayikwamba Wagner, ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères, Coopération international et Francophonie, était devant le Conseil de sécurité des Nations Unies lors de la séance d’information sur la Région des Grands Lacs et la mise en œuvre de l’Accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération en Rdc et dans la Région.

Dans son intervention, elle a justifié sa présence qui est un rappel de l’obligation sacrée de ce Conseil : celle de préserver la paix et la sécurité internationales. La République Démocratique du Congo, comme tout État membre de cette organisation, doit bénéficier de la même considération.

Or, la crise qui persiste à l’Est de mon pays, orchestrée et alimentée par des forces extérieures, met en péril cette paix, non seulement pour nous, Congolaises et Congolais, mais pour l’ensemble de la région et, par ricochet, pour la stabilité mondiale.

Elle explique que le rapport du Secrétaire général sur la mise en œuvre de l’Accord-Cadre pour la Paix, la Sécurité et la Coopération pour la République Démocratique du Congo et la Région des Grands Lacs est sans appel. Il met en lumière une situation sécuritaire qui se détériore, des tensions croissantes entre la RDC et le Rwanda, et une crise humanitaire tragique. Ce rapport appelle à une mobilisation urgente, et un sursaut diplomatique pour restaurer la paix, et répondre aux souffrances des populations.

Après douze années, force est de constater, que les réunions et les rapports n’ont pas produit de progrès concret. Cette crise n’est pas un simple accident de l’histoire.

Depuis près de trois décennies, le peuple congolais endure des souffrances indicibles, et les mécanismes mis en place pour restaurer la paix, tels que l’Accord-Cadre d’Addis-Abeba, échouent face à la mauvaise foi de certains.

Bien que cet accord ait été déséquilibré dès le départ, la République Démocratique du Congo l’a signé dans l’espoir de ramener la paix à son peuple.

« Nous avons respecté nos engagements avec sérieux, mais nous attendons toujours que d’autres signataires, notamment ceux qui les enfreignent sans conséquence, soient enfin tenus responsables par ce Conseil avec la fermeté et la clarté nécessaires », a-t-elle indiqué, avant d’ajouter que nous saluons l’adoption, le 21 juin 2024, du projet de plan d’action pour la revitalisation de l’Accord-Cadre, tel que mentionné dans le paragraphe 14 du rapport sous examen.

Ce document sera examiné lors du 12ème Sommet de haut niveau du Mécanisme régional de suivi par les Chefs d’État avant sa validation, comme précisé dans le rapport S/2024/700. Une fois encore, notre attente porte sur des actions réelles, et non sur des promesses restées vaines.

Une situation alarmante

Mme Thérèse Kayikwamba Wagner a révélé que la situation sur le terrain est alarmante, et les chiffres du désastre humanitaire dans l’Est de mon pays sont accablants. Près de sept millions de Congolais sont actuellement déplacés, vivant dans des conditions de dénuement total, faisant de la RDC le pays avec la plus grande population de déplacés internes au monde. Le rapport de votre Groupe d’experts confirme la présence de plus de 4’000 soldats des forces de défense rwandaises sur le sol congolais, dépassant les effectifs du M23. Ainsi, le Rwanda, contributeur de troupes aux Nations Unies, s’ingère impunément dans les affaires de ses voisins, en violation flagrante du droit international.

Cette ingérence s’accompagne d’une série de manœuvres illégitimes, visant à restructurer l’administration locale dans les zones occupées, notamment à travers des nominations d’autorités coutumières imposées par le M23 et soutenues par le Rwanda.

Ces groupes cherchent à modifier les équilibres démographiques et culturels, notamment dans le territoire de Rutshuru. Ces actes sapent l’autorité de l’État congolais et instaurent une administration parallèle, divisant les communautés.

Par ailleurs, des transferts de populations sont signalés sous couvert de mouvements de réfugiés, que nous rejetons fermement. Le retour des déplacés et des réfugiés doit et sera uniquement encadré par l’État congolais, avec l’appui du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, pour garantir des retours volontaires et dignes.

Les limites du processus de Luanda

La ministre poursuit en disant que le Processus de Luanda, quant à lui, initié en 2022 pour répondre à cette crise, expose les limites de l’Accord-Cadre à garantir la pleine responsabilité des signataires.

« Nous avons délibérément évité de divulguer dans l’espace public et les médias les détails du Processus de Luanda, par respect pour le médiateur et les vies humaines en jeu, afin de garantir la sérénité des négociations », mentionne-t-elle.

Cependant, il est désormais évident que, face à l’urgence de la situation, il est de notre devoir de clarifier devant ce Conseil les véritables obstacles qui freinent ce processus et l’adoption du projet d’accord de paix, proposé par la médiation angolaise.

Premièrement, le plan harmonisé pour la neutralisation des FDLR et le désengagement des forces.

Ce plan repose sur deux volets : l’un pour la neutralisation des FDLR et l’autre pour le retrait des forces rwandaises. Dès avril 2024, la République Démocratique du Congo a élaboré son plan de neutralisation des FDLR avec précision et incluant une évaluation complète de la menace, des opérations militaires et un suivi rigoureux des résultats. En revanche, la contribution du Rwanda, sur le retrait des forces, se résume à une simple promesse de retrait, sans garanties ni détails concrets, créant un déséquilibre qui compromet l’application cohérente du plan.

Pire encore, le Rwanda conditionne son retrait à la neutralisation des FDLR, un chantage qui viole les principes fondamentaux du droit international. Pour que ce processus ait du sens, il est impératif que les deux volets soient mis en œuvre de manière concomitante. Seule cette simultanéité peut assurer la crédibilité et l’efficacité d’un plan qui aspire à restaurer la paix dans la région.

Deuxièmement, le Rwanda rejette toute clause de responsabilité dans un éventuel accord de paix, ce qui soulève de graves interrogations sur la sincérité de son engagement envers la paix.

En République Démocratique du Congo, nous acceptons pleinement d’être tenus responsables de nos actes. Car le principe de responsabilité est le socle de toute résolution de conflit ; il impose à chaque partie de respecter scrupuleusement ses engagements, avec rigueur et sincérité.

Lorsqu’un accord est violé, le principe commande des conséquences claires et sans équivoque, qu’il s’agisse de sanctions ou de poursuites judiciaires, pour que justice et droit international ne soient pas de simples mots, mais des réalités. Sans responsabilité, il ne peut y avoir ni confiance, ni paix durable.

Enfin, troisièmement, la République Démocratique du Congo réaffirme la nécessité impérative d’un mécanisme de justice régional, pour répondre aux violations flagrantes du droit international commises depuis la résurgence du M23 en 2022.

Le Rwanda refuse catégoriquement l’inclusion de toute disposition visant à intégrer ce mécanisme dans l’accord de paix actuellement en discussion. Ce refus obstiné dévoile, sans ambiguïté, l’intention du Rwanda d’échapper à la lumière de la Justice.

Pour des sanctions sévères

« En ce qui concerne l’exploitation illégale des ressources naturelles de mon pays, mon gouvernement demande instamment l’imposition de sanctions sévères contre tous les acteurs de cette chaîne de pillage, du producteur à l’exportateur », souligne la ministre, qui appelle également à la mise en place d’un mécanisme similaire au Processus de Kimberley pour gérer l’or provenant des zones de conflit, afin de mettre un terme à cette économie parallèle qui alimente la violence.

« Mon Gouvernement, qui souscrit aux recommandations de l’atelier de Khartoum du 2 septembre 2021, sur les ressources naturelles dans la région des Grands Lacs, est prêt à participer activement aux discussions pour la mise en place d’un tel processus afin d’éradiquer ce fléau », note le ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères, Coopération international et Francophonie.

Elle a terminé par saluer l’initiative de la réunion du 1er octobre 2024 aux Nations Unies, visant à accélérer l’opérationnalisation du Programme de Désarmement, Démobilisation, Relèvement Communautaire et Stabilisation (PDDR-CS) pour la réinsertion des éléments des groupes armés.

Elle a réitéré son appel à un soutien substantiel pour ce programme, face aux défis posés par les groupes armés étrangers.

Il est essentiel que chaque pays de la région prenne ses responsabilités, comme le fait la République Démocratique du Congo, en mettant en place des mécanismes nationaux pour gérer les groupes armés sur leur propre territoire, afin qu’ils retournent dans leur pays d’origine et libèrent ainsi la République Démocratique du Congo et en particulier sa population civile, d’un fardeau porté trop longtemps.

« Nous demandons également que ce Conseil charge l’Envoyé spécial du Secrétaire général pour la Région des Grands Lacs, de fournir un rapport circonstancié sur cette question précise », pense-t-elle, et poursuit que la République Démocratique du Congo est une nation éprise de paix. Nous avons fait le choix du dialogue, le choix du multilatéralisme et le choix du respect du droit international.

Mais nous ne pouvons accepter que notre souveraineté et notre intégrité territoriale soient sacrifiées sur l’autel de l’inaction et de l’impunité.

Elle appelle ce Conseil à prendre des mesures fermes, en imposant des sanctions ciblées contre les individus rwandais au sommet de la chaîne de commandement, impliqués dans le soutien au M23.

Les rapports, que nous avons tous sous les yeux, mettent en lumière leur rôle direct dans les attaques contre le territoire congolais, y compris sur des camps de déplacés internes, et leur coordination avec des groupes armés.

C’est ainsi qu’elle demande donc que ces sanctions incluent des interdictions de voyage, des gels d’avoir et des mesures économiques, afin de mettre un terme à cette ingérence déstabilisatrice qui menace la paix et la sécurité régionales.

Le Conseil de Sécurité doit réaffirmer, avec force, les principes fondamentaux qui constituent le socle de notre patrimoine du multilatéralisme : la justice, la redevabilité, et la paix.




Lualaba Copper Smelter: Congolais et Chinois se mesurent au jeu de tir à la corde

Pour célébrer le 75ème anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine, LCS a activement promu la cohésion culturelle et montré l’esprit combatif des employés de l’entreprise, tout en stimulant leur dynamisme pour de nouveaux projets. Située dans la Province de Lualaba, Lualaba Copper Smelter SAS (LCS) est l’une des filiales de China Nonferrous Metal Mining Co.Ltd group (CNMC).

Le matin du 30 septembre, LCS a organisé une compétition de tir à la corde entre les employés chinois et congolais. Pour cet événement, 12 équipes, représentant les différentes unités de l’entreprise, se sont affrontées dans cette épreuve de force et de solidarité, réunissant plus de 100 participants.

Une corde, un défi, un effort collectif, une unité de cœur. La compétition de tir à la corde a officiellement commencé sous les applaudissements passionnés du public, au coup de sifflet du juge principal. Voyons maintenant l’esprit des participants au tir à la corde.

Au cours du jeu, les équipes ont montré un esprit de combativité et de solidarité. Certaines ont réussi à renverser la situation grâce à leur persévérance et à des ajustements tactiques efficaces, tandis que d’autres, bien que moins fortes, ont continué jusqu’au bout, illustrant parfaitement l’esprit sportif “l’amitié d’abord, la compétition ensuite”.

Après une matinée de compétitions intenses, les équipes gagnantes, y compris les champions, les deuxièmes et les troisièmes, ont été désignées.

Champion par équipe (Département de la technologie)

 

Le succès nous accompagne, peu importe la distance ou le temps. Cette compétition de tir à la corde a non seulement renforcé la condition physique des employés, mais a aussi augmenté leur cohésion et esprit d’équipe. Les participants ont déclaré qu’ils intégreraient l’esprit sportif dans leur travail futur, ouvrant la voie avec courage, innovant avec rapidité, prenant des responsabilités avec ardeur et créant la réussite par leurs actions, contribuant ainsi au développement de haute qualité de l’entreprise !

 

Le Quotidien