La prospérité de masse et le dynamisme économique

En renouant avec les valeurs modernes, nous pourrons inverser le ralentissement de l’innovation et de ses retombées positives.

Pourquoi certaines nations connaissent-elles la prospérité de masse et d’autres non ? Pourquoi plusieurs nations occidentales –– d’abord le Royaume-Uni, puis les États-Unis, la France et l’Allemagne –– ont-elles vécu une remarquable période d’innovation, de croissance économique et de progrès humain à partir de 1890 environ ? Et pourquoi l’innovation s’est-elle essoufflée plus ou moins à partir des années 70 ?

La thèse que je développe dans mon livre La Prospérité de masse, paru en 2013, et qui est mise à l’épreuve dans la suite parue en 2020, intitulée Dynamism: The Values That Drive Innovation, Job Satisfaction, and Economic Growth (« Dynamisme : les valeurs qui favorisent l’innovation, la satisfaction au travail et la croissance économique »), est que les nations performantes sont celles qui ont développé un plus grand dynamisme –– c’est-à-dire le désir et la capacité chez leur population d’innover. La force derrière ce dynamisme de l’innovation, qui a poussé un grand nombre de personnes à concevoir des nouveautés, a été le développement et la diffusion de certaines valeurs modernes : l’individualisme, le vitalisme et un désir d’expression de soi.

L’individualisme (à ne pas confondre avec l’égoïsme) est le désir de jouir d’une certaine indépendance et de suivre sa propre voie. Ses origines remontent à la Renaissance. Au XVe siècle, le philosophe italien Giovanni Pico della Mirandola avançait que si Dieu a créé l’être humain à son image, alors nous devons, dans une certaine mesure, être doués de sa créativité. Autrement dit, Pico pressentait une sorte d’individualisme en tant que point de départ du développement de chacun. Martin Luther contribua à répandre cet esprit d’individualisme en soutenant, lors de la Réforme, qu’il appartenait à chacun de lire et d’interpréter la Bible. D’autres penseurs encore se sont faits le porte-voix de l’individualisme, par exemple Ralph Waldo Emerson avec sa notion de confiance en soi, ou encore George Eliot, qui incarnait l’esprit de rupture avec les conventions.

Le vitalisme, quant à lui, traduit l’idée que le fait de prendre l’initiative d’« agir sur le monde », pour reprendre la terminologie du philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel, nous fait nous sentir vivants, dans la délectation de nos découvertes et de nos entreprises dans l’inconnu. Un esprit vitaliste a déferlé sur l’Italie, puis la France, l’Espagne et, plus tard, la Grande-Bretagne, pendant la période des Grandes découvertes, du XVe au XVIIe siècle. On le retrouve dans l’œuvre du grand sculpteur Benvenuto Cellini, assoiffé de compétition, dans le Don Quichotte de Cervantès, quand Sancho Panza, privé de défis, va jusqu’à lutter contre des obstacles imaginaires pour avoir l’impression d’accomplir quelque chose, et plus tard chez le philosophe français Henri Bergson, pour lequel les individus stimulés par les courants de la vie, impliqués dans des projets qui les mettent au défi, se transforment dans le cadre d’un processus de « devenir ».

L’expression de soi, enfin, renvoie à la satisfaction que nous procure le recours à notre imagination et à notre créativité –– l’expression de nos pensées, la démonstration de nos talents. Lorsque, pris d’inspiration, on imagine ou on crée quelque chose de nouveau ou une nouvelle façon de faire, on peut révéler une part de notre être profond.

Les valeurs modernes

Les économies modernes se sont formées dans les nations où les valeurs modernes ont émergé. Ces économies avaient pour moteur intrinsèque le discernement, l’intuition et l’imagination de populations modernes –– des populations qui, comme j’aime à le dire, étaient essentiellement composées de personnes ordinaires travaillant dans différents secteurs. Chez ces nations dynamiques, ce n’était pas seulement le taux d’innovation qui était plus élevé, c’étaient aussi les degrés de satisfaction au travail et de bonheur lié aux aspects gratifiants non pécuniaires tels que le sentiment d’accomplissement ou le fait d’utiliser son imagination pour créer des choses nouvelles ou surmonter des difficultés. Ces nations étaient propices à la prospérité de masse.

Au contraire, dans les sociétés où prévalaient des valeurs traditionnelles comme le conformisme, la crainte de prendre des risques, les services rendus à autrui et l’attention portée aux gains matériels plutôt qu’aux gains de l’expérience, le dynamisme était rare, et l’innovation et la satisfaction au travail étaient moins fréquents.

Ai-je des preuves à l’appui de ma théorie ? Dans Dynamism, les calculs de l’un de mes coauteurs, Raicho Bojilov, révèlent que pendant à peu près un siècle, l’innovation était constamment abondante dans certains pays et rare dans d’autres. Pendant la période de forte innovation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale (et qui est comparable de ce point de vue à celle qui s’étend des années 1870 à la Première Guerre mondiale), le taux d’innovation endogène était particulièrement élevé aux États-Unis (1,02), au Royaume-Uni (0,76) et en Finlande (0,55), mais particulièrement faible en Allemagne (0,42), en Italie (0,40) et en France (0,32).

L’analyse de 20 pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques réalisée par un autre coauteur, Gylfi Zoega, montre que les pays dont la population adhère fortement aux valeurs modernes –– les États-Unis, l’Irlande, l’Australie, le Danemark et, dans une moindre mesure, la Suisse, l’Autriche, le Royaume-Uni, la Finlande et l’Italie –– présentent un taux d’innovation endogène relativement élevé, conformément à ma théorie.

Gylfi Zoega démontre également par les statistiques que les valeurs ont de l’importance. Il constate que non seulement la confiance –– valeur qui n’est ni moderne ni traditionnelle à mon avis –– est importante, mais aussi « la volonté de prendre des initiatives, le désir de réussir dans son travail, l’enseignement aux enfants de l’indépendance et l’acceptation de la concurrence contribuent à la performance économique (…) mesurée par la croissance de la PTF (productivité totale des facteurs), la satisfaction au travail, la participation des hommes à la vie active, et l’emploi ». Au contraire, lorsque l’on enseigne aux enfants l’obéissance, on réduit la performance économique.

Malheureusement, cette croissance autrefois spectaculaire s’est essoufflée. Selon les calculs de Raicho Bojilov, la croissance cumulée de la PTF aux États-Unis sur 20 ans est passée de 0,381 sur la période 1919–39 à 0,446 pour 1950–70, puis à 0,243 pour 1970–90 et 0,302 pour 1990–2010.

Ce ralentissement de l’innovation et de la croissance ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu d’innovation depuis les années 70 –– citons par exemple les progrès phénoménaux de l’intelligence artificielle (IA), ou encore les véhicules électriques. Cependant, la plupart de ces innovations proviennent du berceau des technologies de pointe en Californie, la Silicon Valley, qui ne représente qu’une petite partie de l’économie : selon les estimations récentes de Daron Acemoglu, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’augmentation de la production économique des États-Unis permise par l’IA ne dépassera pas 1 % au cours des dix prochaines années.

La disparition de l’innovation

Le coût économique pour l’Occident de la disparition de l’innovation est considérable. La quasi-stagnation des salaires qui en découle nuit au moral des travailleurs, qui ont grandi dans la croyance que leur salaire augmenterait suffisamment pour leur assurer un niveau de vie meilleur que celui de leurs parents. Les investissements de capitaux se heurtent à des retours toujours plus faibles qui ne sont plus compensés par des progrès techniques impressionnants, ce qui décourage en grande partie la formation de capital. Les taux d’intérêt réels se sont affaissés, et le prix de bon nombre de biens, immobiliers notamment, n’a cessé d’augmenter de 1973 à 2019, rendant plus difficile que jamais l’accession à la propriété.

Le coût social est lui aussi très important. Selon les données de l’Enquête sociale générale des États-Unis, la satisfaction au travail dans le pays est en diminution constante depuis 1972. Dans le livre Morts de désespoir, Anne Case et Angus Deaton exposent des données montrant la flambée du désespoir en Amérique et établissent un lien entre cette situation et l’évolution de l’économie.

Je suis convaincu que le déclin de l’innovation et de ses retombées positives est imputable en grande partie à l’effritement de ces valeurs modernes qui alimentent le dynamisme de la population. Comme je l’explique dans La Prospérité de masse, l’essor épouvantable de la « culture de l’argent », pour reprendre un terme du philosophe américain John Dewey, est de nature à affaiblir le dynamisme d’une nation.

Je trouve encourageant que d’autres souhaitent développer mes idées sur le rétablissement du dynamisme économique. Ainsi, Melissa Kearney, directrice de l’Aspen Economic Strategy Group, a réorienté vers le renforcement du dynamisme les recherches de l’organisation, autrefois concentrées sur la résilience.

Il sera ardu de renouer avec ces valeurs et d’inverser le ralentissement de l’innovation. Il faudra que les économistes façonnent une économie hautement dynamique qui permette l’accès à la prospérité de masse à partir des classes populaires.

EDMUND PHELPS est professeur émérite McVickar en économie politique à l’Université Columbia. Il s’est vu décerner en 2006 le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.




Dette publique mondiale : la situation est probablement pire qu’elle ne le semble  

La dette publique mondiale est très élevée. Elle devrait dépasser 100 000 milliards de dollars, soit 93 % du produit intérieur brut mondial, d’ici à la fin de cette année, pour s’approcher de 100 % du PIB d’ici à 2030. Cela représente 10 points de pourcentage du PIB de plus qu’en 2019, c’est-à-dire avant la pandémie.

Malgré des disparités entre les pays (la dette publique devrait se stabiliser ou diminuer dans deux tiers d’entre eux), l’édition d’octobre 2024 du Moniteur des finances publiques montre que les niveaux d’endettement pourraient être encore plus élevés que les projections à l’avenir, et que des rééquilibrages des finances publiques nettement plus prononcés que projeté actuellement s’imposent pour stabiliser ou réduire la dette avec une forte probabilité. Le rapport fait valoir que les pays devraient faire face aux risques d’endettement aujourd’hui à l’aide de politiques budgétaires soigneusement élaborées qui protègent la croissance et les ménages vulnérables, tout en tirant parti du cycle d’assouplissement de la politique monétaire.

Une situation pire que prévu

Les perspectives budgétaires de nombreux pays pourraient être plus défavorables que prévu pour trois raisons : de fortes pressions sur les dépenses, le biais optimiste des projections d’endettement et une dette non identifiée assez considérable.

Des études antérieures du FMI ont montré que le discours sur les finances publiques dans l’ensemble de la classe politique est de plus en plus favorable à une hausse des dépenses. Les pays devront dépenser toujours plus pour faire face au vieillissement et aux soins de santé, pour maîtriser la transition écologique et l’adaptation au changement climatique et pour assurer la défense et la sécurité énergétique, en raison de la montée des tensions géopolitiques.

En revanche, il est apparu par le passé que les projections d’endettement ont tendance à sous-estimer assez nettement les chiffres effectifs. En moyenne, les ratios dette/PIB réels à cinq ans peuvent dépasser de 10 points de pourcentage du PIB les projections.

Le Moniteur des finances publiques présente un nouveau dispositif de « dette à risque » qui établit un lien entre la situation macrofinancière et politique actuelle et tout l’éventail de possibles résultats en termes de dette à l’avenir. Cette méthode va au-delà de l’approche traditionnelle axée sur les estimations ponctuelles des prévisions de dette et aide les dirigeants à quantifier les risques qui pèsent sur les perspectives d’endettement et à identifier leur origine.

Ce dispositif fait apparaître que, dans un scénario très défavorable, la dette publique mondiale pourrait atteindre 115 % du PIB en trois ans, soit pratiquement 20 points de pourcentage de plus que la projection actuelle. Cela pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs : une érosion de la croissance, un resserrement des conditions de financement, des dérapages budgétaires et une accentuation de l’incertitude économique et politique. Surtout, les pays sont de plus en plus exposés à des facteurs internationaux qui influent sur leurs coûts d’emprunt, dont les retombées de l’incertitude politique plus marquée dans des pays systémiquement importants comme les États-Unis.

Une dette non identifiée assez considérable est une autre raison pour laquelle la dette publique est au bout du compte sensiblement plus élevée que projeté. Une étude portant sur plus de 30 pays conclut que 40 % de la dette non identifiée découle des passifs conditionnels et des risques budgétaires auxquels les pouvoirs publics sont confrontés, qui sont pour la plupart liés aux pertes des entreprises publiques. Par le passé, la dette non identifiée a été comprise entre 1 % et 1,5 % du PIB en moyenne, soit un niveau élevé. Elle s’accroît fortement durant les périodes de difficultés financières.

Un rééquilibrage des finances publiques plus marqué

Si la dette publique est plus élevée qu’elle ne le semble, les mesures budgétaires actuelles sont probablement de plus faible ampleur que nécessaire.

Un rééquilibrage budgétaire joue un rôle déterminant pour contenir les risques d’endettement. Dans un contexte de modération de l’inflation et de baisse des taux directeurs par les banques centrales, les pays sont mieux armés aujourd’hui pour amortir les conséquences économiques d’un durcissement budgétaire. Un report serait à la fois coûteux et risqué puisque la correction qui s’impose prend de l’ampleur au fil du temps. En outre, il apparaît qu’une dette élevée et l’absence de plan budgétaire crédible peuvent provoquer une réaction négative du marché, ce qui restreint la marge de manœuvre en cas de turbulences.

Il ressort de notre analyse, qui tient compte des risques propres aux pays entourant les perspectives d’endettement, que les rééquilibrages actuels des finances publiques (de 1 % du PIB en moyenne sur six ans d’ici à 2029), même s’ils sont opérés intégralement, ne sont pas suffisants pour réduire sensiblement la dette ou la stabiliser avec une forte probabilité. Un resserrement cumulé de quelque 3,8 % du PIB durant la même période serait requis pour un pays moyen afin de garantir une forte probabilité de stabilisation de la dette. Dans les pays où la dette ne doit pas se stabiliser selon les projections, par exemple en Chine et aux États-Unis, les efforts à consentir sont beaucoup plus importants. Toutefois, ces deux poids lourds ont à leur disposition un arsenal de solutions bien plus vaste que d’autres pays.

Mettre l’accent sur les individus

Des rééquilibrages budgétaires aussi prononcés, s’ils ne sont pas bien calibrés, causeront de lourdes pertes de production en raison du recul de la demande globale et peuvent porter préjudice aux catégories vulnérables et creuser les inégalités. Une élaboration rigoureuse est donc indispensable pour réduire les coûts de l’ajustement et pour susciter l’adhésion de la population au rééquilibrage budgétaire qui s’impose.

Le choix des mesures budgétaires est important puisque leurs effets ne sont pas identiques et impliquent des arbitrages. Par exemple, réduire l’investissement public occasionne les pertes de production les plus lourdes et pèse sur les perspectives de croissance à long terme, tandis que diminuer les transferts sociaux pénalise les ménages vulnérables et accentue les inégalités.

Un dosage pertinent de mesures budgétaires axées sur les individus et sur la croissance s’impose, qui variera d’un pays à l’autre. Les pays avancés devraient accélérer les réformes des prestations sociales, redéfinir les priorités de dépenses et accroître les recettes lorsque leur fiscalité est faible. Les pays émergents et pays en développement affichent quant à eux un potentiel plus important d’accroissement des recettes fiscales, en élargissant les bases d’imposition et en renforçant les capacités de l’administration fiscale, tout en consolidant les dispositifs de protection sociale et en préservant l’investissement public afin de stimuler la croissance à long terme.

La rapidité d’action joue aussi un rôle essentiel. Il ressort de notre analyse qu’un rythme de rééquilibrage mesuré et soutenu atténuerait les risques budgétaires, tout en limitant l’impact négatif sur la production et les inégalités de quelque 40 % de moins qu’un resserrement plus brutal. Cela étant, certains pays qui présentent un risque élevé de surendettement auront besoin d’ajustements concentrés en début de période.

Les rééquilibrages doivent aller de pair avec un renforcement de la gouvernance budgétaire, qui passe par des cadres à moyen terme crédibles, des conseils budgétaires indépendants et une gestion des risques rigoureuse. Une meilleure évaluation des risques budgétaires, une surveillance étroite des passifs conditionnels dans les entreprises publiques et la publication de statistiques de la dette détaillées et ponctuelles peuvent réduire la dette non identifiée.

L’ampleur de la dette publique s’avère préoccupante. Même pour certains pays dont la dette publique paraît supportable, le Moniteur des finances publiques avance que les risques sont élevés, et les chiffres effectifs de l’endettement ces prochaines années pourraient être plus mauvais que projeté. Les projets de rééquilibrage actuels ne sont pas suffisants pour stabiliser ou réduire la dette avec certitude. Le rapport montre aussi que des rééquilibrages des finances publiques bien pensés peuvent contribuer à réduire les risques d’endettement, à améliorer les perspectives de la dette publique et à atténuer les répercussions négatives sur la société.

Era Dabla-Norris, Davide Furceri, Raphael Lam, Jeta Menkulasi




Épisode inflationniste mondial : enseignements pour la politique monétaire  

L’accélération de l’inflation a suivi une période inédite de perturbation de l’économie mondiale, mais elle offre tout de même d’importants enseignements aux banques centrales.

L’accélération de l’inflation des trois dernières années a suivi une période inédite de perturbation de l’économie mondiale, mais elle offre tout de même d’importants enseignements aux banques centrales.

 

Les confinements liés à la pandémie ont d’abord fait basculer la demande des services vers les biens. Mais cela s’est produit à un moment où des mesures de relance budgétaire et monétaire sans précédent ont stimulé la demande, et de nombreuses entreprises n’ont pas pu augmenter leur production assez rapidement, ce qui a entraîné des asymétries entre l’offre et la demande ainsi qu’une hausse des prix dans certains secteurs.

Par exemple, les ports ont atteint ou dépassé leur capacité maximale, en partie en raison des pénuries de personnel liées à la pandémie, de sorte que lorsque la demande de marchandises a augmenté, cela a entraîné des commandes en souffrance. Une fois que les économies ont rouvert, la demande de services a rebondi et l’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait grimper les prix des matières premières, poussant l’inflation mondiale à son plus haut niveau depuis les années 70.

Notre chapitre de la dernière édition des Perspectives de l’économie mondiale se penche sur cet épisode et en tire des enseignements, aussi bien nouveaux qu’anciens, pour la politique monétaire.

Pour comprendre la récente poussée inflationniste mondiale, nous devons aller au-delà des agrégats macroéconomiques traditionnels. Notre modélisation montre comment les flambées de l’inflation dans des secteurs particuliers se sont intégrées à l’inflation sous-jacente, un indicateur moins volatil qui exclut l’alimentation et l’énergie. Notre analyse met l’accent sur l’interaction entre l’envolée de la demande, d’une part, et les goulets d’étranglement et chocs sectoriels, d’autre part. Ceux-ci ont entraîné des variations considérables des prix relatifs, avec pour corollaire une dispersion inhabituelle des prix.Lorsque les goulets d’étranglement de l’offre se sont généralisés et ont interagi avec une forte demande, la courbe de Phillips — principal indicateur du lien entre inflation et ralentissement économique — s’est accentuée et s’est déplacée vers le haut. Plus pentue, la courbe de Phillips indiquait que des variations relativement faibles du ralentissement économique pouvaient avoir un effet important sur l’inflation. Cela s’est accompagné d’une mauvaise et d’une bonne nouvelle.

Mauvaise nouvelle : l’inflation a bondi en raison des contraintes de capacité dans de nombreux secteurs. Bonne nouvelle : il était possible de freiner l’inflation à un coût moindre du point de vue de la production économique.

Ce dernier éclairage apporte un nouvel enseignement : les goulets d’étranglement généralisés de l’offre peuvent offrir un arbitrage favorable aux banques centrales lorsque celles-ci sont confrontées à une accélération de la demande. Étant donné que la courbe de Phillips s’accentue dans de tels cas, le resserrement de la politique monétaire peut être particulièrement efficace pour freiner rapidement l’inflation à des coûts de production limités.

Cependant, lorsque les goulets d’étranglement sont limités à des secteurs particuliers où les prix sont relativement flexibles, comme les produits de base, cela rappelle un vieil enseignement : la pratique courante consistant à axer la politique monétaire sur les mesures de l’inflation sous-jacente reste appropriée. Dans de tels cas, un resserrement excessif de la politique monétaire peut être contre-productif, entraînant une contraction économique coûteuse et une mauvaise allocation des ressources.

À la lumière de ces informations, les cadres de politique monétaire des banques centrales devraient déterminer les conditions dans lesquelles un resserrement anticipé est approprié. Cela nécessite des modèles améliorés et de meilleures données sectorielles pour évaluer les forces inflationnistes sous-jacentes, améliorer les prévisions et guider le peaufinage des réponses. Un premier pas dans la bonne direction pourrait consister à collecter plus fréquemment des données sur les prix par secteur et sur les contraintes d’approvisionnement afin de déterminer si les secteurs clés se heurtent à des goulets d’étranglement de l’offre. De plus, appréhender des facteurs structurels tels que la façon dont les différents secteurs fixent les prix et les liens qui existent entre eux fournirait de précieuses informations supplémentaires.

Plusieurs banques centrales prévoient de revoir leur cadre de politique monétaire au cours des prochains mois. Ces examens offrent l’occasion d’incorporer des clauses dérogatoires bien définies dans leur cadre de politique monétaire pour faire face aux pressions inflationnistes lorsque les courbes de Phillips agrégées s’accentuent. Les orientations prospectives devraient intégrer ces clauses dérogatoires et favoriser un resserrement monétaire anticipé dans de telles situations.

Cette souplesse accrue devrait permettre aux banques centrales d’être mieux préparées à l’avenir et contribuer à préserver leur crédibilité durement acquise.

— Le présent blog s’inspire du chapitre 2 des Perspectives del’économie mondiale d’octobre 2024, qui traitent du grand resserrement monétaire à la lumière des enseignements du récent épisode inflationniste. Il reflète également les contributions d’Emine Boz, Thomas Kroen, Galip Kemal Ozhan, Nicholas Sander et Sihwan Yang.

Jorge Alvarez, Alberto Musso, Jean-Marc Natal, Sebastian Wende




Pour être acceptées, les réformes économiques doivent s’appuyer sur la communication, la participation et la confiance  

Pour être acceptées, les réformes économiques doivent s’appuyer sur la communication, la participation et la confiance.

La croissance économique mondiale continue de tourner à bas régime, principalement en raison du vieillissement des populations, du faible investissement des entreprises et de frictions structurelles empêchant les flux de capital et de travail d’aller là où ils sont le plus productifs.

Alors que la pression démographique s’accentue et que les transitions verte et numérique nécessitent des investissements non négligeables et une réaffectation intra et intersectorielle des ressources, certains pays vont voir leur retard se creuser davantage.

Il est donc encore plus urgent de revoir les règles qui façonnent le fonctionnement des économies. Bien que les priorités varient selon les pays, nombre d’entre eux ont en commun de devoir faciliter l’entrée sur le marché des nouvelles entreprises, favoriser la concurrence pour la fourniture de biens et la prestation de services, encourager les travailleurs à rester actifs et mieux intégrer les travailleurs immigrés.

Les réformes de ce type doivent pouvoir bénéficier d’un large soutien populaire, or le mécontentement ne cesse d’augmenter depuis la crise financière mondiale.

Les décideurs qui veulent renforcer la confiance et obtenir un soutien plus large doivent améliorer la communication, faire participer les citoyens à la conception des réformes et reconnaître la nécessité éventuelle d’aider les laissés pour compte de ces réformes, comme nous le montrons dans la nouvelle analyse présentée dans un chapitre de la dernière édition des Perspectives de l’économie mondiale.

Comprendre la résistance

Notre étude des facteurs qui façonnent l’opinion publique face aux réformes montre que, souvent, la résistance ne s’explique pas uniquement par la défense d’intérêts économiques particuliers. Les convictions personnelles, les perceptions et autres facteurs comportementaux expliquent environ 80 % de l’adhésion aux réformes (résultat de nos enquêtes menées auprès de 12 000 personnes dans 6 pays représentatifs).

Mais ce sont avant tout l’information et les idées fausses sur la nécessité des réformes et l’efficacité des mesures qui expliquent en grande partie l’accueil variable réservé aux politiques. Le constat est à la fois important et encourageant, car il pointe clairement une voie d’action pour les décideurs.

 

La manière dont la répartition et l’équité sont perçues est également très importante. Les opposants aux réformes s’inquiètent souvent plus de leurs incidences sur la population locale, en particulier les catégories les plus vulnérables, que pour eux-mêmes. Ils craignent par exemple que le rôle croissant du secteur privé dans les secteurs de l’électricité et des télécommunications ne rende ces services moins abordables et plus difficiles d’accès pour les plus pauvres.

L’opposition aux réformes peut aussi se nourrir de la défiance : ceux qui disent s’y opposer, quand bien même leurs préoccupations seraient prises en compte grâce à des mesures complémentaires, font le plus souvent état d’une méfiance générale à l’égard des parties concernées et de doutes quant à la capacité des gouvernants à mettre en œuvre les changements de politiques et atténuer les préjudices éventuels.

Stratégies et outils pour améliorer l’acceptation des réformes

D’après notre analyse, une stratégie multidirectionnelle peut diminuer la résistance aux réformes structurelles :

Information : l’efficacité de la communication est à la base de toute stratégie de réforme réussie. Il ne suffit pas de promouvoir les réformes, les responsables de l’élaboration des politiques doivent se montrer convaincants quand ils expliquent la nécessité du changement, les effets attendus et la manière dont les objectifs pourraient être atteints. Selon nous, des informations claires et objectives dissipant les malentendus relèvent singulièrement le niveau d’adhésion aux réformes : dans notre étude, cette méthode a permis de faire changer d’avis plus de 40 % des personnes qui étaient opposées aux politiques d’intégration des immigrés.

Participation : il faut un véritable dialogue entre les agents de l’État et le public. Permettre à la population de participer à l’élaboration des politiques et d’exprimer ses préoccupations favorise l’internalisation des réformes, avec des citoyens ensuite plus enclins à soutenir les changements proposés.

Atténuation : pour gagner l’opinion publique à la cause des réformes, il est essentiel de reconnaître qu’elles peuvent porter préjudice à certains groupes et prévoir des mesures d’atténuation adaptées, en s’appuyant sur les piliers précités. Les mesures d’atténuation telles que les aides financières temporaires ou les programmes de formation devraient être définies sur la base d’un dialogue entre l’État et les citoyens.

Confiance : le pilier central sur lequel reposent les trois autres est la confiance. Il n’y a pas de communication efficace sans confiance dans le message et le messager. Pour que le processus ait la confiance du public, les citoyens doivent y être intégrés très en amont, au moment de la conception des politiques. Et les mécanismes de conception des réformes devraient rassurer le public sur le respect des engagements pris par le gouvernement pour atténuer l’incidence des réformes une fois qu’elles ont été menées. Il peut être particulièrement utile de créer des organes gouvernementaux crédibles et indépendants pour conduire et valider l’analyse des politiques. Les réformes de première génération destinées à lutter contre la corruption et améliorer la gouvernance sont fondamentales pour redonner foi dans les institutions.

Les dirigeants doivent perfectionner leurs outils pour faire fond sur cette stratégie et rendre les réformes plus acceptables par la population. Des forums publics, des programmes pilotes et des enquêtes d’opinion peuvent venir enrichir le dialogue avec les citoyens. Des enquêtes à grande échelle, des groupes thématiques et d’autres outils participatifs peuvent servir à identifier les préoccupations, élaborer des mesures d’atténuation suffisantes et obtenir un consensus en faveur des réformes. Les nouvelles « technologies civiques », par exemple les plateformes numériques de mobilisation citoyenne, devraient aussi aider un plus grand nombre de gens à participer.

Pour concevoir des réformes efficaces, il faut mener des consultations approfondies, communiquer et atténuer les incidences pour dédommager les perdants éventuels. Des outils plus performants encourageant la participation aideront la population à mieux comprendre les propositions et renforceront la confiance du public, ce qui est indispensable pour conduire les réformes économiques vitales. Il faudrait en outre que l’examen régulier par le FMI de ses initiatives liées aux programmes, à la surveillance et au renforcement des capacités reflète ces principes.

—Ce billet s’inspire du chapitre 3 de l’édition d’octobre 2024 des Perspectives de l’économie mondiale intitulé « Comprendre l’acceptabilité des réformes structurelles ».

Silvia Albrizio, Bertrand Gruss, Yu Shi




L’intelligence artificielle peut rendre les marchés plus efficients et plus volatils  

La négociation de titres propulsée par l’IA pourrait entraîner un fonctionnement plus rapide et plus efficient des marchés, mais aussi une augmentation du volume des opérations et de la volatilité en périodes de tension.

Plus efficients ou plus volatils ? L’adoption des dernières avancées de l’intelligence artificielle (IA) par les marchés financiers peut améliorer la gestion du risque et accroître la liquidité, mais elle pourrait aussi rendre les marchés plus opaques, plus complexes à surveiller et plus vulnérables aux cyberattaques et aux risques de manipulation.

La nouvelle édition du Rapport sur la stabilité financière dans le monde examine de nouvelles données sur les marchés pour comprendre où cette technologie pourrait nous mener. Les services du FMI ont mené une vaste enquête auprès de différentes parties prenantes, depuis les investisseurs jusqu’aux fournisseurs de technologies en passant par les autorités de réglementation des marchés, pour montrer la façon dont les institutions financières mettent à profit les progrès de l’IA dans leurs activités sur les marchés des capitaux ainsi que les effets potentiels de l’adoption de l’IA.

Cela fait des décennies que les fonds spéculatifs, les banques d’investissement et d’autres acteurs utilisent des stratégies de trading quantitatif. Les algorithmes de trading automatisé ont aidé les marchés à évoluer plus rapidement et à assimiler plus efficacement de grosses opérations dans de grandes catégories d’actifs, telles que les actions américaines. Mais ils ont aussi contribué à des épisodes de « krach éclair », à savoir de brutales fluctuations des cours sur de très courtes périodes, comme en mai 2010, quand les prix des actions américaines s’étaient soudainement effondrés avant de rebondir quelques minutes plus tard. D’aucuns craignent donc de les voir déstabiliser les marchés en périodes de tension et d’incertitude aiguës.

Par sa capacité à traiter de façon quasi instantanée de gros volumes de données voire de texte pour les mettre à la disposition des opérateurs, l’IA s’apprête à entraîner ce genre de changements dans une nouvelle dimension. Pourtant, même si l’IA générative et d’autres innovations récentes attirent l’attention de la presse grand public et des marchés financiers, elles ne sont en réalité utilisées que de façon limitée par les investisseurs à l’heure actuelle. Si nous n’en sommes qu’au début d’une transformation entraînée par l’IA, à quoi devons-nous nous attendre ?

Les dépôts de demandes de brevets apportent un éclairage intéressant sur cette question car il s’écoule souvent beaucoup de temps entre les dépôts et la mise au point de technologies prêtes pour la production. Depuis les premières apparitions des grands modèles de langage, en 2017, la part des contenus utilisant l’IA dans les dépôts de demandes de brevets liées à la négociation algorithmique est passée de 19 % à plus de 50 % sur chaque année depuis 2020, ce qui présage l’arrivée d’une vague d’innovation dans ce domaine.

Ces nouvelles innovations vont probablement augmenter la capacité de l’IA à rééquilibrer rapidement les portefeuilles d’investissement, ce qui aura pour effet d’augmenter les volumes d’opérations. Les acteurs du marché que nous avons interrogés s’accordent à dire que les transactions à haute fréquence alimentées par l’IA devraient devenir de plus en plus courantes, en particulier dans les catégories d’actifs liquides comme les actions, les obligations d’État et les produits dérivés cotés en bourse. Ils prévoient que les applications sophistiquées de l’IA seront de plus en plus intégrées aux stratégies d’investissement et de trading dans les trois à cinq prochaines années, tout en s’attendant au maintien systématique de l’intervention humaine, en particulier pour les décisions portant sur de grosses allocations de capitaux.

Ces changements se font déjà sentir sur le marché des fonds indiciels. Même s’ils sont de petite taille à l’heure actuelle, les fonds indiciels fonctionnant à l’IA affichent une rotation beaucoup plus importante que leurs homologues traditionnels. Alors qu’un fonds indiciel type investi en actions et géré de façon active opère une rotation de ses positions à une fréquence bien inférieure à une fois par an, les fonds indiciels propulsés par l’IA le font environ une fois par mois. Si elles se généralisent, ces stratégies pourraient augmenter la profondeur et la liquidité des marchés financiers à l’avenir, ce qui est une bonne chose pour les investisseurs. Mais elles pourraient aussi contribuer à l’instabilité des marchés : plusieurs fonds indiciels fonctionnant à l’IA ont ainsi connu une rotation accrue de leurs positions au cours des turbulences des marchés en mars 2020, ce qui donne à penser que les ventes d’actifs entraînées par des comportements grégaires pourraient augmenter en périodes de tension.

Les prix sont susceptibles de réagir beaucoup plus rapidement dans un marché entraîné par l’IA. Les investisseurs ont cité l’exemple de la publication des longs et complexes procès-verbaux des réunions de la Réserve fédérale pour montrer que l’IA pourrait envoyer un signal de trading plus rapidement que n’importe quel opérateur de marché humain. De fait, c’est peut-être déjà le cas. Depuis 2017 et l’arrivée des grands modèles de langage, les variations des cours des actions américaines 15 secondes après la publication des procès-verbaux de la Fed semblent aller régulièrement dans la direction du mouvement à moyen terme constaté au bout de 15 minutes, contrairement aux mouvements apparemment non corrélés enregistrés auparavant.

Qui sera en mesure de tirer profit de ces nouvelles technologies ? L’IA pourrait entraîner une migration accrue des investissements vers les fonds spéculatifs, les sociétés de négociation pour compte propre et d’autres institutions financières non bancaires (IFNB), ce qui rendrait les marchés moins transparents et plus difficiles à surveiller. Les IFNB disposent d’un avantage structurel en matière d’adoption de l’IA. Généralement plus agiles, elles sont soumises à moins de contraintes réglementaires que les grandes banques commerciales et d’investissement, qui doivent souvent composer avec les infrastructures existantes et peuvent être soumises à des exigences plus strictes, notamment celle de veiller au caractère explicable de modèles d’IA complexes.

Recommandations

Comment les organismes de réglementation et de supervision doivent-ils se préparer à ce nouveau monde ? Dans un marché qui réagit plus rapidement et où les IFNB pourraient continuer à gagner en importance, il convient de renforcer différents aspects de la réglementation et de la surveillance dans les domaines liés à l’IA.

Il revient aux autorités du secteur financier et aux plateformes de négociation de déterminer s’il leur faut concevoir de nouveaux mécanismes de réponse à la volatilité (ou modifier les mécanismes existants en conséquence) pour réagir aux épisodes de « krach éclair » pouvant être provoqués par des activités de trading pilotées par l’IA. Il peut s’agir de marges obligatoires, de coupe-circuits et de la résilience des contreparties centrales.

De la même manière, les autorités du secteur financier devraient continuer à renforcer la surveillance et la réglementation des IFNB en leur demandant de s’identifier et de publier des informations relatives à l’IA, et exiger des institutions financières qu’elles cartographient régulièrement les interdépendances entre les données, les modèles et l’infrastructure technologique prenant en charge les modèles d’IA.

Une surveillance et une supervision étroites de ce marché à l’évolution rapide constituent le socle d’une réponse opportune et équilibrée des organes réglementaires, laquelle pourrait permettre aux acteurs du secteur financier de bénéficier de l’IA tout en atténuant ses risques.

— Ce blog s’inspire du chapitre 3 de l’édition d’octobre 2024 du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, intitulé « Progrès dans l’intelligence artificielle : implications pour les activités sur les marchés des capitaux ».

Nassira Abbas, Charles Cohen, Dirk Jan Grolleman, Benjamin Mosk




La forte incertitude économique pourrait mettre en péril la stabilité financière mondiale

La présence d’inconnues fait augmenter les risques de volatilité sur les marchés financiers et de ralentissement brutal de la croissance économique.

L’incertitude n’est pas un phénomène aussi facilement mesurable que des indicateurs traditionnels tels que la croissance ou l’inflation, mais les économistes ont mis au point quelques marqueurs fiables.

L’un des instruments les plus connus est l’indice d’incertitude entourant la politique économique, qui décompte le nombre d’articles de journaux à grand tirage contenant des occurrences des mots « incertitude », « économie » et « politique ». D’autres instruments mesurent l’écart entre les données économiques publiées et les prévisions réalisées en amont par les économistes.

Après des années de perturbations provoquées par la pandémie, la poussée de l’inflation, l’effritement géopolitique et la guerre, les catastrophes climatiques et l’évolution rapide des technologies, nous arrivons désormais à mieux comprendre en quoi cette montée de l’incertitude peut menacer la stabilité financière.

Elle peut aggraver les risques de turbulences sur les marchés financiers, retarder les décisions des ménages et des entreprises en matière de consommation et d’investissement, et conduire les prêteurs à resserrer l’offre de crédit.

Ces indicateurs font ressortir une observation importante, à savoir que l’incertitude entourant l’économie n’est pas toujours au diapason de celle affichée sur les marchés financiers. Comme nous le montrons dans un chapitre du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, les déconnexions constatées entre la forte incertitude économique et la faible volatilité des marchés financiers peuvent s’installer dans le temps. Mais si un choc provoque un retour en force de la volatilité sur les marchés, il peut avoir des implications beaucoup plus larges pour l’économie.

Si les indicateurs de l’incertitude économique devaient grimper dans les mêmes proportions que lors de la crise financière mondiale, la valeur que nous considérons comme le décile le plus bas des chiffres potentiels de la croissance économique (autrement dit le risque de dégradation en queue de distribution) chuterait de 1,2 point de pourcentage. Autrement dit, s’il était attendu que l’économie mondiale enregistre une croissance de 0,5 % dans un scénario défavorable, les projections tableraient désormais sur une contraction de 0,7 %.

Ces retombées économiques peuvent varier d’un pays à l’autre. Ces effets peuvent également être amplifiés lorsque les niveaux de la dette publique et privée sont élevés par rapport à la taille d’une économie donnée.

De façon plus générale, un niveau d’incertitude économique élevé peut amplifier ce que nous appelons l’arbitrage pour la stabilité macrofinancière associé à des conditions financières accommodantes. Lorsque les conditions financières s’assouplissent, les attentes relatives à la croissance économique sont généralement en hausse et les risques de dégradation pour l’économie lors de la première année sont en baisse. Cela tient à des facteurs tels que des taux d’intérêts plus bas, des valorisations d’actifs plus élevées, des écarts de crédit plus étroits et des marchés boursiers moins volatils. Mais des conditions financières accommodantes peuvent augmenter les vulnérabilités liées à la dette, qui aggravent les risques de baisse pour la croissance économique future.

Notre analyse montre qu’une déconnexion entre l’économie et les marchés fait augmenter la probabilité d’une brusque poussée de volatilité sur les marchés financiers et d’une grosse chute des prix des actifs à la suite d’un choc défavorable.

Il est également important que les décideurs aient conscience des méfaits potentiels de l’incertitude économique car ils peuvent entraîner des effets de propagation entre pays par le biais de liens commerciaux et financiers. Ces effets de propagation pourraient déclencher une contagion financière internationale

Les décideurs devraient contribuer à apporter plus de certitudes en renforçant la crédibilité de leurs cadres d’action. Pour cela, ils pourraient par exemple adopter des règles de politique budgétaire et monétaire soutenues par des institutions fortes. Par ailleurs, une plus grande transparence ainsi que des dispositifs bien conçus pour communiquer les mesures des pouvoirs publics peuvent mieux guider les attentes des marchés en améliorant la prévisibilité des décisions stratégiques et de leur transmission à l’économie réelle.

Dans la mesure où un niveau d’incertitude élevé exacerbe les effets des vulnérabilités liées à la dette sur l’économie réelle, les décideurs devraient utiliser des politiques macroprudentielles adaptées de façon proactive afin de limiter ces risques. Cela est particulièrement pertinent lorsque les conditions financières sont accommodantes et semblent déconnectées de la forte incertitude entourant l’économie dans son ensemble. De plus, les politiques budgétaires devraient donner la priorité à la viabilité des finances publiques afin d’éviter que les niveaux élevés de la dette publique n’augmentent les coûts d’emprunt, avec pour conséquence de fragiliser la stabilité macrofinancière.

—Ce bloc est basé sur le chapitre 2 de l’édition d’octobre 2024 du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, intitulé « La stabilité macrofinancière dans un contexte de forte incertitude économique à l’échelle mondiale».

Mario Catalán, Andrea Deghi, Mahvash S. Qureshi