Cinq raisons de s’inquiéter du poids de l’économie informelle
Économie de l’ombre, grise, non déclarée ou informelle : tous ces termes renvoient à une réalité très répandue dans les pays émergents et en développement. Cette « informalité » généralisée est particulièrement préoccupante aujourd’hui, car elle risque de compliquer la tâche des pays à l’heure de s’engager sur la voie d’un développement inclusif indispensable pour réparer les dégâts de la pandémie de COVID-19.
Première raison : l’économie de l’ombre est omniprésente. Dans les économies émergentes et en développement, le secteur informel contribue à pratiquement un tiers du PIB et représente plus de 70 % de l’emploi total, dont la moitié environ sous la forme de travail indépendant (figure 1). Parmi les six régions émergentes et en développement, c’est en Afrique subsaharienne, en Europe et Asie centrale, et en Amérique latine et Caraïbes que le poids de l’économie informelle dans le PIB est le plus élevé. Tandis que la part des emplois informels (estimée en fonction du travail indépendant) est la plus importante en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud, et en Asie de l’Est et Pacifique.
Figure 1. Poids du secteur informel dans la production et l’emploi
Note : La production du secteur informel est estimée à l’aide d’un modèle d’équilibre général dynamique et exprimée en pourcentage du PIB officiel. L’emploi informel et l’emploi indépendant sont exprimés en pourcentage de l’emploi total. Les barres représentent les moyennes non pondérées pour la dernière année disponible.
Deuxième raison : un niveau élevé d’informalité rime avec une faible productivité. Dans les économies émergentes et en développement, la productivité du travail dans les entreprises informelles n’atteint qu’un quart en moyenne de celle que connaissent les structures déclarées . La rémunération des travailleurs informels est inférieure de 19 % en moyenne à celle des salariés du secteur formel. Un écart qui s’explique en grande partie par les caractéristiques qui distinguent ces deux catégories de travailleurs. De fait, dès lors que l’on prend en compte le faible niveau d’éducation, le manque d’expérience et d’autres traits caractéristiques des travailleurs informels, les disparités de salaire deviennent négligeables (figure 2).
Figure 2. Écart de salaire en faveur des travailleurs du secteur formel
Note : L’avantage salarial (représenté par les barres) est calculé à partir de 18 études empiriques sur les écarts de salaire entre travailleurs formels et informels. Les traits verticaux représentent l’intervalle de confiance à 90 %. Voir Ohnsorge, Okawa et Yu (2021) pour des informations détaillées.
Troisième raison : l’économie informelle est corrélée à de multiples difficultés de développement — une plus grande pauvreté, des revenus par habitant plus faibles, des progrès plus lents sur les Objectifs de développement durable, des inégalités plus prononcées et des investissements moins importants. Environ un quart (26 %) de la population des économies émergentes et en développement dont le niveau d’informalité est supérieur à la médiane vit dans l’extrême pauvreté, contre un taux de 7 % seulement dans celles où l’informalité est inférieure à la médiane (figure 3).
Figure 3. Extrême pauvreté
Note : Les économies « très informelles » et « peu informelles » correspondent respectivement aux économies émergentes et en développement dont le poids du secteur informel dans la production, exprimé en pourcentage du PIB officiel, est supérieur ou inférieur à la médiane, en fonction d’estimations basées sur un modèle d’équilibre général dynamique sur la période 1990-2018. Le taux d’extrême pauvreté correspond au pourcentage de la population vivant avec moins de 1,90 dollar par jour aux prix internationaux de 2011. Les barres représentent les moyennes simples de 155 économies émergentes et en développement pour la dernière année disponible (jusqu’en 2018).
Quatrième raison : l’économie de l’ombre est généralement d’autant plus forte que les capacités de l’État sont faibles. La prépondérance du secteur informel s’accompagne d’un niveau de recettes et de dépenses considérablement moins élevé, d’institutions publiques moins efficaces , de pesanteurs réglementaires et fiscales importantes et d’une gouvernance plus fragile. Dans les économies émergentes et en développement où le degré d’informalité est supérieur à la médiane, les recettes publiques sont inférieures de 5 à 12 points de pourcentage de PIB à celles des autres économies (figure 4).
Figure 4. Recettes et dépenses publiques
Note : Les économies « très informelles » et « peu informelles » correspondent respectivement aux économies émergentes et en développement dont le poids du secteur informel dans la production, exprimé en pourcentage du PIB officiel, est supérieur ou inférieur à la médiane, en fonction d’estimations basées sur un modèle d’équilibre général dynamique sur la période 1990-2018. Les barres représentent les moyennes de 2000-18 pour les économies émergentes et en développement dont la population est supérieure à 3,5 millions d’habitants.
Cinquième raison : Il n’y a pas de solution simple à l’économie de l’ombre. Pour certains, travailler dans le secteur informel est un choix. Pour d’autres, c’est un dernier recours. L’emploi informel recouvre un large éventail de situations : travailleurs indépendants, petits exploitants agricoles, employés sans contrat de travail, etc. Dans les régions émergentes et en développement où les niveaux d’emploi informels sont les plus élevés, l’agriculture — un secteur où les travailleurs ne sont généralement pas déclarés — continue d’occuper une place particulièrement importante (figure 5).
Les causes de l’informalité sont trop diverses pour que les solutions conviennent à toutes les situations. Il faut par conséquent des réformes globales et adaptées au contexte national.
En Afrique subsaharienne, où les travailleurs se tournent souvent vers une activité informelle par nécessité, les mesures se sont attachées en priorité à développer le capital humain et améliorer l’accès aux financements, aux marchés et aux intrants dans le but d’accroître la productivité du travail. En revanche, en Europe et Asie centrale, en Amérique latine et Caraïbes, et dans une grande partie du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, elles ont avant tout visé à assouplir les contraintes réglementaires et à mettre en place des institutions plus efficaces et responsables, en mettant en particulier l’accent sur le renforcement de l’application de la loi et la lutte contre la corruption.
Figure 5. Part de l’agriculture dans le PIB, par région
Note : Les barres représentent des moyennes régionales simples pour la période 2010-18. EAP = Asie de l’Est et Pacifique ; ECA = Europe et Asie centrale ; LAC = Amérique latine et Caraïbes ; MNA = Moyen-Orient et Afrique du Nord ; SAR = Asie du Sud ; SSA = Afrique subsaharienne.
Shu Yu, Économiste, Groupe des perspectives de développement et Vorisek, Économiste senior, Groupe des perspectives de développement à la Banque