France : La constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse
Par Céline Rey, Maître de conférences en droit privé à Sorbonne, Paris Nord
1-Contexte politique – La déconstitutionnalisation du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) par la Cour suprême des États-Unis, le 24 juin 2022, a eu un grand retentissement dans les sociétés démocratiques devenues interdépendantes les unes des autres. L’onde de choc créée par l’affaire Dobbs v. Jackson women’s health organization a provoqué une réaction quasi immédiate d’une partie de la classe politique française. Différentes propositions de lois constitutionnelles relatives à l’inscription du « droit à l’IVG » dans la Constitution ont été déposées.1 Parmi elles, une proposition de loi constitutionnelle visant à reconnaître le « droit à l’IVG » fut votée en novembre 2022 par l’Assemblée nationale. Puis la proposition finalement votée par le Sénat – en mars 2023 – évolua en une formulation faisant référence non plus au « droit à l’IVG » mais à la « liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse » dans les conditions déterminées par la loi. Le Sénat n’a fait alors que souligner la compétence du législateur en matière d’IVG, rattachant en cela cette « liberté » à l’exercice de la liberté publique reconnue par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme.2 Ce faisant, fut repoussée toute espèce de reconnaissance d’un « droit à l’IVG », sorte de « droit de créance » qui aurait davantage lié l’État français.
Si le processus de proposition de loi constitutionnelle d’origine parlementaire s’était poursuivi avec le vote identique d’un texte des deux assemblées, un référendum aurait dû être organisé comme le prévoit l’article 89 de la Constitution du 4 octobre 1958.3 L’annonce de vouloir « graver » dans la Constitution la liberté des femmes de recourir à l’interruption volontaire de grossesse et le projet de loi présenté le 12 décembre 2023 au Conseil des ministres permet donc au Président de la République d’éviter le référendum, en le soumettant au Congrès (réunion des deux assemblées parlementaires ; majorité requise : 3/5).
La volonté de constitutionnaliser l’IVG participe d’un long processus historique et politique qui dépasse les circonstances rappelées ci-dessus. L’encyclique Evangelium vitae soulignait déjà le « panorama inquiétant » qui « loin de se rétrécir, va plutôt en s’élargissant » : « on voit naître de nouvelles formes d’attentats à la dignité humaine ».4 Publiée en 1995, cette méditation – qui se veut être « une réaffirmation précise et ferme de la valeur de la vie humaine et de son inviolabilité » – est d’une actualité criante.
2- La valeur incomparable de la vie humaine – C’est par une méditation sur la valeur incomparable de la vie que s’ouvrent les propos introductifs de la lettre encyclique Evangelium vitae.
« L’homme est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des dimensions de son existence sur terre, puisqu’elle est la participation à la vie même de Dieu.
La profondeur de cette vocation surnaturelle révèle la grandeur et le prix de la vie humaine, même dans sa phase temporelle. »
La valeur incomparable de la vie humaine transparaît dans la législation civile française, à l’article 16 du Code civil : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » L’article 16 est reproduit dans le code de la santé publique (article L2211-1 CSP) dans un chapitre consacré au « Principe général ».
La valeur de la vie humaine dans sa dimension – non pas physiologique – mais spirituelle n’est toutefois pas explicitement reconnue par la loi, ce qui aurait constitué une garantie supplémentaire. Ce constat vaut non seulement pour le droit français mais également pour le droit à la vie tel que consacré par l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Aucune référence n’est donc faite au caractère sacré de la vie humaine.
3- Culture des nations et mystère de Dieu – Dans l’encyclique Evangelium Vitae, le pape Jean-Paul II insiste sur la place qu’occupe, dans toute culture, l’attitude fondamentale de l’homme devant le mystère de Dieu.
« On découvre ici surtout que « au centre de toute culture se trouve l’attitude que l’homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu ». Quand Dieu est nié et quand on vit comme s’Il n’existait pas, ou du moins sans tenir compte de ses commandements, on finit vite par nier ou par compromettre la dignité de la personne humaine et l’inviolabilité de sa vie. »7
Le Saint Père avait déjà exprimé cette vérité d’un lien intime entre la culture d’une nation et le mystère de Dieu, à propos de la lutte pour la défense du travail :
« On comprend l’homme d’une manière plus complète si on le replace dans son milieu culturel, en considérant sa langue, son histoire, les positions qu’il adopte devant les événements fondamentaux de l’existence comme la naissance, l’amour, le travail, la mort. Au centre de toute culture se trouve l’attitude que l’homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu. Au fond, les cultures des diverses nations sont autant de manières d’aborder la question du sens de l’existence personnelle : quand on élimine cette question, la culture et la vie morale des nations se désagrègent. C’est pourquoi la lutte pour la défense du travail s’est liée spontanément à la lutte pour la culture et pour les droits nationaux. »
Evangelium vitae revient à de multiples reprises sur le fait que les menaces portées à la vie humaine concernent non seulement les personnes humaines et les relations interpersonnelles mais également les relations collectives, autrement dit, l’histoire de toutes les personnes humaines, comme l’histoire universelle de toutes les nations et de tous les peuples.
« Par sa maladie, par son handicap ou, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui met en cause le bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus favorisés tend à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou qu’il faut éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de « conspiration contre la vie ». Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs rapports individuels, familiaux ou de groupe, mais elle va bien au-delà, jusqu’à ébranler et déformer, au niveau mondial, les relations entre les peuples et entre les Etats. »
Ainsi, la constitutionnalisation de l’IVG aurait des répercussions sur les personnes mais également sur la société dans sa capacité à vivre ensemble. La valeur sacrée de la vie humaine et sa défense par le droit sont le fondement et le garant de tous types de communautés (familiales, entrepreneuriales, sociales, associatives, politiques…).
« La convivialité humaine et la communauté politique elle-même se fondent sur la reconnaissance de ce droit. »
Jean-Paul II met ainsi en garde sur les conséquences, à l’échelle de l’histoire des nations, des peuples, des démocraties, de la perte du sens de Dieu et du sens de l’homme qui se fait au plus intime de la conscience morale.
« C’est au plus intime de la conscience morale que s’accomplit l’éclipse du sens de Dieu et du sens de l’homme, avec toutes ses nombreuses et funestes conséquences sur la vie. C’est avant tout la conscience de chaque personne qui est en cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique, elle se trouve seule face à Dieu. Mais, en un sens, la « conscience morale » de la société est également en cause : elle est en quelque sorte responsable, non seulement parce qu’elle tolère ou favorise des comportements contraires à la vie, mais aussi parce qu’elle alimente la « culture de mort », allant jusqu’à créer et affermir de véritables « structures de péché » contre la vie. »11
4- L’instrumentalisation du droit et de la législation civile – La sollicitation de la législation civile et du droit au service de « la liberté « des plus forts » est au cœur de la réflexion du Pape Jean-Paul II. Il est intéressant, 28 ans après la publication de l’encyclique, de reprendre certains aspects de cette méditation.
De manière générale, sont mises en évidence les orientations politiques et législatives défavorables à la vie humaine qui viennent alimenter la « culture de mort » ou la « culture de la mort », opposée à la « culture de la vie », la « culture de la vie et de l’amour ».12 L’actualité française sur l’euthanasie et le suicide assisté illustre cette funeste tendance. Certaines organisations internationales ne sont pas moins impliquées dans ce mouvement. Les dernières lignes directrices de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur « les soins liés à l’avortement » préconisent de « déconseiller les lois et autres réglementations qui restreignent l’avortement quant au motif » ainsi que « les lois et autres réglementations interdisant l’avortement en fonction des limites d’âge gestationnel ».13 On se souviendra également, au niveau européen, de la résolution du Parlement européen du 7 juillet 2022 sur « la décision de la Cour suprême des États-Unis de remettre en cause le droit à l’avortement aux États-Unis et la nécessité de protéger ce droit ainsi que la santé des femmes dans l’Union européenne » et de sa proposition d’introduire le droit à l’avortement dans la charte des droits fondamentaux.14 La résolution relative à l’accès à un avortement sans risque et légal en Europe prise par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en date du 16 avril 2008 avait déjà pu attirer l’attention.
Le Saint Père souligne encore avec quelle attitude contradictoire se comportent les Etats qui ne cessent de proclamer formellement et solennellement la dignité humaine et dans le même temps, reconnaissent légalement « de nouvelles formes d’attentats à dignité de l’être humain », au nom de la liberté individuelle, de l’autonomie de la personne et plus encore, « avec l’intervention gratuite des services de santé. »
« D’une part, les différentes déclarations des droits de l’homme et les nombreuses initiatives qui s’en inspirent montrent, dans le monde entier, la progression d’un sens moral plus disposé à reconnaître la valeur et la dignité de tout être humain en tant que tel, sans aucune distinction de race, de nationalité, de religion, d’opinion politique ou de classe sociale.
D’autre part, dans les faits, ces nobles proclamations se voient malheureusement opposer leur tragique négation. C’est d’autant plus déconcertant, et même scandaleux, que cela se produit justement dans une société qui fait de l’affirmation et de la protection des droits humains son principal objectif et en même temps sa fierté. »
A la question posée – « Où se trouvent les racines d’une contradiction si paradoxale ? » – est mis en avant l’instrumentalisation d’un droit qui cesse aussitôt de l’être lorsqu’il n’est plus fondé sur la dignité inviolable de la personne. La reconnaissance de droit individuels au nom d’une conception égotique de la liberté individuelle, déconnectée de toute quête de vérité universelle, aboutit à une société composée d’individus « placés les uns à côté des autres, mais sans liens réciproques ». Le relativisme règne alors en maître, le Bien est affaire de subjectivité et de consensus politique, le discernement de ce qui est bon ou mauvais, évacué de la sphère publique, Dieu n’a plus droit de cité.
« Alors tout est matière à convention, tout est négociable, même le premier des droits fondamentaux, le droit à la vie ».
C’est dans la continuité de cette spirale idéologique que se situe le projet de constitutionnaliser l’IVG, à ceci près que la Constitution française est non seulement la norme juridique suprême mais elle est également le symbole d’une nation.
5- De la norme juridique suprême au symbole – Le fait de vouloir constitutionnaliser l’IVG interroge les rôles respectifs de la loi et de la Constitution. Il s’agit là d’une question d’ordre technique que l’on présentera pour cette raison très brièvement. Si la loi est, d’un point de vue de la hiérarchie des normes, subordonnée à la Constitution, il n’en demeure pas moins qu’elle demeure l’expression de la volonté générale et qu’il lui revient naturellement de modifier, de renforcer, d’élargir ou de restreindre l’accès à l’IVG selon l’expression de la volonté générale. Les réformes législatives récentes en la matière attestent de la mise en œuvre d’une politique de plus en plus libérale, preuve s’il en était besoin que l’IVG n’est pas remis en cause politiquement en France et que le débat actuel a été suscité pour des motifs idéologiques.19 La constitutionnalisation de l’IVG aurait pour conséquence juridique immédiate de permettre au juge constitutionnel d’exercer le cas échéant un contrôle de constitutionnalité, en s’appuyant sur la nouvelle disposition.
Mais laissons de côté cette analyse de la Constitution entendue comme une norme juridique et regardons les valeurs véhiculées par cet instrument de droit. Quelle signification pour un État d’« abriter » dans sa Constitution l’IVG ? Quel message adressé aux yeux du monde, alors même que le droit à la vie n’est pas consacré par la Constitution française, pas plus que ne le sont les principes éthiques et juridiques énoncés à l’article 16 du Code civil ? Le choix d’inscrire l’IVG dans la Constitution française constituerait un tournant culturel, plus qu’une révolution juridique. En effet, suivant la lettre et l’esprit de la loi du 17 janvier 1975 dite loi Veil, il était question de poser une règle dérogatoire au principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie. De manière analogue, les dispositions relatives à l’IVG dans le Code de la santé publique sont énoncées comme une dérogation au « Principe général ». L’article L2211-1 du Code de la santé publique dispose « Comme il est dit à l’article 16 du code civil ci-après reproduit : » La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie « . Et l’article L2211-2 du même code, de préciser qu’« Il ne saurait être porté atteinte au principe mentionné à l’article L. 2211-1 qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par le présent titre. ». Avec le projet de « hisser » l’IVG au rang de modèle démocratique, car c’est de cela dont il s’agit, la Constitution française deviendrait un symbole, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire le signe de reconnaissance du relativisme moral porté à son paroxysme. Il n’a échappé à personne que ce basculement entrainerait l’ensemble de la population française sans pour autant qu’on ait voulu consulter ce dernier par référendum.
« De fait, c’est ce qui se produit aussi dans le cadre politique proprement dit de l’État : le droit à la vie originel et inaliénable est discuté ou dénié en se fondant sur un vote parlementaire ou sur la volonté d’une partie — qui peut même être la majorité — de la population. C’est le résultat néfaste d’un relativisme qui règne sans rencontrer d’opposition : le « droit » cesse d’en être un parce qu’il n’est plus fermement fondé sur la dignité inviolable de la personne mais qu’on le fait dépendre de la volonté du plus fort. Ainsi la démocratie, en dépit de ses principes, s’achemine vers un totalitarisme caractérisé. »
S’agissant du projet de constitutionnalisation du droit à l’avortement, des voix s’élèvent, y compris dans la société civile française, pour dénoncer ce projet idéologique et de manière plus large les atteintes à la vie humaine de la conception jusqu’à la mort. On citera volontiers, s’agissant des aspects juridiques et éthiques, le travail précieux des sites d’informations sur internet tels que Gènéthic.20 Le Saint Père Jean-Paul II rappelle que la voix du Seigneur dans la conscience de chaque personne est toujours le point de départ d’« un nouveau cheminement d’amour, d’accueil et de service de la vie humaine ».
6- Notre-Dame de Guadalupe – Pour conclure, il convient de relever que le projet de loi inscrivant l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution a été présenté le mardi 12 décembre 2023 en Conseil des ministres, jour où l’Église catholique célèbre la mémoire de la Vierge de Guadalupe. Le pape François, « dans son cycle de catéchèse sur La passion pour l’évangélisation : le zèle apostolique du croyant » soulignait que « dans l’annonce, il y a toujours le risque d’une sorte de capitulation : quelque chose ne va pas et on recule, on se décourage et on se réfugie peut-être dans ses propres certitudes, dans les petits groupes et dans quelques dévotions personnelles. La Vierge, au contraire, tout en nous consolant, nous fait avancer et nous permet ainsi de grandir, comme une bonne mère qui, tout en suivant les pas de son fils, le lance dans les défis du monde. » Notre-Dame de Guadalupe est la « patronne des enfants à naître ». Saint-Jean Paul II nous a confié une prière à Notre-Dame de Guadalupe.
Céline Rey
Maître de conférences en droit privé
Sorbonne, Paris Nord