(Extrait du Chapitre 3 de l’essai intitulé : Le Président F. Tshisekedi et l’UDPS en 30 Mois d’Imperium : Entre l’Esprit du Pouvoir et le Pouvoir de l’Esprit, Librinova, Paris, 2022, Hubert Kabasu Babu Katulondi)
Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée (Louis Althusser)
La problématique de l’opérationnalisation idéologique est relative à la limitation du système d’idées politiques d’un parti à ses énoncés dans les statuts et règlements intérieurs. Il s’agit de la difficulté de donner corps à l’idéologie dans l’existence (aux conditions actuelles et en projection) même des leaders, des militants, dans l’action politique tangible. C’est un problème général des leaders et partis politiques africains. Mais, en RDC, le problème se pose avec acuité. Pour mieux éclairer cette problématique, il convient de préciser que le concept d’idéologie (dont une conceptualisation porteuse d’unanimité définitionnelle absolue est quasiment impossible) est compris dans la teneur que lui assigne Guy Rocher. Celui-ci conceptualise l’idéologie comme :
« Un dispositif d’idées et de jugements, explicite et le plus souvent organisé, qui permet de décrire, expliquer, interpréter, ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité et qui, s’inspirant beaucoup des valeurs propres, projette une orientation précise à l’action historique de ce groupe ou de cette collectivité ». (Rocher, 1995 : 30)
Il est vrai que dans la perspective marxiste, l’idéologie a été captée dans le prisme de sa production et son instrumentalisation par les détenteurs des moyens de production et du pouvoir. Sous cet angle marxiste, l’idéologie a une fonction essentiellement hégémonique. Elle constitue un artefact-arsenal idéique injectant dans les esprits des « dominés-prolétaires » les idées rationalisant et justifiant l’ordre dominant. Cette perspective marxiste de l’idéologie comme «système de représentations déformantes» est exploitée, amplifiée, notamment par Louis Althusser (Ipola : 1976 :35 :40). Il propose la conception de l’idéologie comme un corpus de repères déformant la réalité sociale, pour subjuguer les prolétaires. C’est dans cette optique que l’on peut, dans une certaine mesure, asserter que le « Retour/Recours à l’Authenticité » fut une idéologie hégémonique, sous le règne du Maréchal Mobutu. Ce corpus d’idées a servi à la rationalisation et la justification de la détention du pouvoir total – avec l’assentiment, et la contribution intello-conceptuelle de ceux qui deviendront les fondateurs de l’UDPS.
Mais, dans l’optique de ce chapitre, il est question de l’idéologie dans son acception originelle de Destutt de Tracy et dans son paradigme psycho-culturaliste. Le Comte Destutt de Tracy et ses « idéologues » inventèrent ce concept en 1796. Ils envisagèrent l’idéologie comme l’étude des idées, leurs origines, leurs caractères, «leurs lois». La perspective dominante, ayant dans une certaine mesure éclipsé la conception marxiste, est psycho-culturaliste. Dans cette école de pensée, on épingle notamment Louis Dumont (1992), Paul Ricœur (1986) et Clifford Geertz (1964). Cette conceptualisation est résumée par Voird (2008 : 67-78) qui synthétise l’idéologie comme un ensemble d’idées cohérentes qui :
« Maintient l’unité et assure l’intégration sociale. Elle rend possible le comportement collectif plus que l’aveuglement dans les illusions, elle produit des schémas de perception, de compréhension et de jugement du monde environnant sans lesquels les situations resteraient incohérentes. »
Dans cette optique, l’idéologie se présente à la fois comme système d’idées cohérentes, représentations mentales, mais aussi imaginaire, produisant des manières de raisonner, de penser, de voir le monde et d’agir sur lui pour le transformer. À ce titre, l’idéologie influe sur la psychologie politique permettant d’envisager puissamment un futur, en produisant des pensées, actions et comportements appropriés aux fins visées par le groupe politique et à la réalisation d’un idéal. L’idéologie influe sur la formation de la vision, l’orientation des objectifs, et permet de modeler les programmes et projets. L’idéologie structure l’action autant qu’elle permet sa matérialisation aussi bien systématiquement que systémiquement. Elle est la force essentielle de référence dans la matérialisation d’un projet de société mobilisant les membres d’un parti politique. Et pour paraphraser Paul Ricœur, qui épingle la fonction intégrative de l’idéologie, on peut affirmer sa finalité coagulatrice et mobilisatrice dans la société dans sa marche dans une direction donnée, ou vers une destinée. Cette dernière est déterminée par ladite idéologie.
3.1. Des idéologies incantatoires à la vacuité de leur opérationnalisation discursive et matérielle en Rdc
Il est erroné d’affirmer qu’en RDC les acteurs politiques et leurs organisations n’ont pas d’idéologies. Les idéologies existent, mais elles sont textuelles, déclaratoires et donc aléatoires. Dans une étude sur les partis politiques réalisée par le think-tank Konrad Adenauer Stiftung (2013 :13) en 2013, les partis politiques congolais majeurs souscrivent formellement aux idéologies classiques. On sait, par exemple, que formellement le MLC, le Mouvement des Libéraux, l’ARC (presque tous des partis politiques issus du MLC de Jean-Pierre Bemba) sont des partis libéraux (la droite congolaise). L’UDPS, le RDC, le PPRD (et tous les partis créés par les dissidents de ces partis principalement l’UNC, MSR et l’AFDC) composent le groupe des socio-démocrates (la gauche et le centre-gauche du Congo). Mais, même au niveau du transfert des matériaux conceptuels de leurs idéologies textuelles respectives dans leurs réflexions, leurs discours, leurs pensées et leurs programmes politiques au pouvoir, il y a vacuité presque complète.
L’exemple le plus patent est certainement celui des leaders de l’UDPS. Depuis qu’ils sont au pouvoir, et en particulier, le Président Tshisekedi, le président intérimaire du parti Jean-Marc Kabund, le Secrétaire General Augustin Kabuya, n’ont jamais produit une discursivité, une réflexion ou une exhortation ni pour leurs militants, ni pour les Congolais en général, portant sur la rationalité du projet socialiste en RDC. Les slogans de l’Etat de Droit et le Peuple d’abord n’ont pas été intégrés dans un schéma idéique intelligible, pouvant mobiliser les populations, au regard d’un projet commun. Comment en tant que nation nous allons de l’Etat de Droit et le Peuple d’abord, au regard de notre dialectique endogène, dans les défis nationaux, régionaux, et internationaux, pour produire une société développée demeure énigmatique. Même la nouvelle coalition USN montée par le Président Tshisekedi est dans une vacuité idéologique et organisationnelle patente. Comme démontré dans le chapitre 8, les slogans Etat de Droit et le credo Le Peuple d’Abord, ne constituent pas des visions dans la norme canonique du leadership d’Etat dans le concert des nations.
Aujourd’hui la RDC est comme une société sans système de référents directeurs, expliquant sa condition et proposant les termes principaux de sa mutation intégrale dans la compétitivité mondiale. On stagne dans l’illusion des actions parcellaires et les incantations militantes qui les sous-tendent. Mêmes certains intellectuels, les académiciens et autres professeurs, embarqués dans la coalition présidentielle USN ne sont pas en mesure de fournir la rationalité développementale de ce conglomérat de politiciens de tous les bords. C’est pourquoi les Congolais donnent au monde l’impression d’un peuple déboussolé dépourvu des référents de sa propre existence. La RDC est dans une véritable faillite philosophico-idéologique dont les gouvernants sont inconscients.
En dehors de la réalité de l’infécondité (si pas l’incapacité totale) réflexive des politiciens congolais, qui sont plus affabulateurs et démagogues que producteurs d’idées structurées mobilisatrices pour l’action collective, ils sont « a-idéologiques». C’est-à-dire que dans leur vaste majorité, ils ne parviennent pas à proposer ni la lecture des événements ni la projection des dynamiques politiques dans les prismes des idéologies auxquelles ils ont souscrit dans leurs textes.
À ce sujet, il convient de souligner que dans certains pays africains, les leaders des partis politiques se distinguent par la production régulière de leurs pensées de manière structurée et substantielle. Ils le font dans les articles, les tribunes, les réflexions, les livres, dans les médias. Les nôtres sont plus commentateurs insipides des événements dans les réseaux sociaux et auto-encenseurs dans les médias audiovisuels. Les cas rarissimes de deux anciens premiers ministres, notamment Matata et Muzito, sont à apprécier. Ces deux économistes ont formé des écoles de pensées d’économie politique. Ils produisent régulièrement des analyses sur base des référentiels de la Science économique, en proposant des solutions. L’un a créé un think-tank dénommé «Congo Challenge» et l’autre a initié son « Université Populaire ». Congo Challenge en particulier est une organisation crédible, moderne, proposant des productions scientifiques aux standards internationaux, et appréciées par multiples experts mondiaux. Cependant, ces deux excellents économistes effectuent toujours des analyses dans les prismes néolibéraux du paradigme des institutions de Bretton Woods. Pourtant, ils appartiennent aux partis politiques du « centre-gauche ».
3.2. L’Udps et le défi de la concrétisation idéologique dans la lutte oppositionnelle
En ce qui concerne, l’UDPS, dans le prisme général articulé dans la section précédente, elle possède une idéologie textuelle et déclaratoire : la social-démocratie (Statuts UDPS Titre 2, Art.9). En d’autres termes, les leaders et les militants de l’UDPS sont des acteurs politiques du centre-gauche. En principe, ils souscrivent aux valeurs, principes et modes d’organisation tant politique, économique (économie du marché) que sociale du socialisme. C’est-à-dire prônant un État fort, interventionniste avec des ressources significatives allouées aux besoins sociaux pour raboter les inégalités, tout en promouvant le Marché pour la production des richesses nouvelles à redistribuer équitablement dans la société. Ils sont censés souscrire aux valeurs de probité, de sobriété et de justice distributive tant dans le parti politique que dans la société en général. Et, plus important encore, comme membre de l’élite de la gauche congolaise, ils sont supposés avoir intériorisé le devoir et le principe de l’engagement à la production de la conscience politique authentique des militants pour les mutations systémiques profondes de leur propre Être, de l’État et de la société en général. En d’autres termes, l’UDPS est censée être une école de pensée influençant l’intellectualité politique congolaise. Mais, au pouvoir pendant 30 mois, l’UDPS se distingue plus par les avalanches des invectives contre ses adversaires. Elle étale une discursivité insipide, incapable de se servir de référent idéique à la société.
On a noté cette contradiction, de manière aussi très manifeste, dans l’auto-ligotage du Président Tshisekedi à une clique d’américains conservateurs sous la houlette de Dr Peter Pham. Celui-ci est un théoricien de la balkanisation de la RDC. Dans un article intitulé « To Save Congo, Let It Fall Apart” publié le 30 novembre 2012 dans le New York Times, il soutenait explicitement que la RDC est trop grande et que l’Etat n’y existe pas et que donc il fallait la décomposer en minuscules entités politiques. C’est toujours sous l’influence de Peter Pham et l’Ambassadeur Mike Hammer (perçu à Kinshasa comme le mentor politique du Président Tshisekedi), et pour amadouer la Maison Blanche, que le Président Tshisekedi fut instrumentalisé pour déclarer de manière tonitruante son soutien à Israël. C’était dans un schéma de la droite américaine caporalisée par le Président Trump, qui voulait démontrer son adhésion au lobbying des puissantes forces Evangéliques soutenant Israël. Dans l’enchainement de cette inféodation d’un président africain leader d’un parti de gauche aux logiques conservatrices de la droite-évangélique américaine, le statut de pays observateur à l’Union Africaine a été accordé à Israël. Cette initiative cavalière sous la présidence de l’UA par le président congolais a été formellement rejetée par tous les présidents de la SADC à Lilongwe en aout 2021 (voir point 18 de la résolution du 41 sommet de la SADC), en présence du Président Tshisekedi.
Aux racines de la lutte pour éjecter les détenteurs du pouvoir et moins pour proposer aux Congolais les référents idéiques d’une mutation sociétale profonde durable.
Dans une large mesure, il s’agit ici de la fonction «révolutionnaire» de l’élite « avant-gardiste » d’un parti politique de gauche. C’est-à-dire des acteurs sociopolitiques ayant primordialement la fonction de produire ce que Gramsci appelle «la self-conscience critique ». Mais, il semble que l’essence mobutiste de la vaste majorité des fondateurs de l’UDPS, à cause du mental pré-républicain dominant, s’est davantage concentrée sur l’effort de l’éjection des détenteurs du pouvoir. La visée de cette démarche étant de conquérir l’imperium pour monopoliser ses prébendes. La mission de l’Elite avant-gardiste devant procéder à l’élaboration expansive et profonde de l’arsenal idéologique et la mettant en pratique pour transformer la société, devient alors aléatoire. Ainsi, comme c’est le cas de l’élite dysfonctionnelle de l’UDPS au pouvoir, elle étale une apathie au regard du devoir de la proposition des termes de l’interprétation constante des contradictions et évolutions de chaque ère de notre trajectoire historique pour des actions adéquates de réorientation sociétale.
Dans cette même optique, il est important de relever que la plupart de fondateurs initiaux de l’UDPS avaient en réalité tourné le dos au Président Mobutu pas nécessairement parce qu’ils avaient connu une soudaine éclosion idéologique ou une auto-libération intellectuelle du mobutisme pour une nouvelle fonctionnalité politique républicaine. La preuve est que, comme l’écrit Ngalula Mpanda Njila, personnalité maîtresse de la création de l’UDPS, dès que le Président Mobutu leur a proposé des postes, beaucoup des fondateurs de l’UDPS rejoignirent encore la monarchie absolue zaïroise. Les têtes de proue de l’UDPS, malgré les souffrances endurées et la relégation à leurs villages d’origine, signèrent des accords secrets en 1987 pour l’ouverture du MPR dans lequel l’UDPS ne serait qu’un courant politique. Le journal Le Phare écrit à ce sujet :
« Les négociations vont continuer pour aboutir aux négociations de Gbadolite. Nous sommes en 1987. Les fondateurs du Kasaï négocient avec les hommes de Mobutu, pour le compte de toute l’UDPS. Un accord est trouvé pour changer l’article 33 de la Constitution en enlevant “Parti-État”. Le MPR est la nation zaïroise organisée politiquement”. Ce qui reconnaît le droit aux tendances, dont l’UDPS. Un autre point d’accord est l’entrée au Comité central du MPR de toute la présidence de l’UDPS (Kibassa, Ngalula, Mbwankiem), la nomination des autres fondateurs à la tête des entreprises publiques, la nomination d’Étienne Tshisekedi à la primature en tant que Premier Commissaire d’État. »
Ces dirigeants signèrent tous cet accord et se rendirent même en Europe pour en expliquer le bien-fondé à la communauté internationale. Seul Étienne Tshisekedi résista vaillamment. Il rejeta cet accord ensuite, et impulsa la relance de l’UDPS. Cela, après un moment de retrait à cause du fait que les leaders de ce parti l’avaient quasiment abandonné pendant son emprisonnement à la Prison de Dungu (ex-Province orientale). Tout le long de la lutte pour la démocratie, alors que d’autres cadres l’abandonnèrent pour aller occuper des postes au gouvernement, E. Tshisekedi concentra ses efforts sur les dénonciations des méfaits de différents régimes auxquels il s’est opposé, et sur les marches et démarches pour les évincer. Il n’a pas eu le temps de s’atteler à la construction systématisée et substantielle de la conscience transformationnelle de l’UDPS exploitable une fois au pouvoir.
Conséquemment, comme il apparaît dans le régime de l’alternance en 2019-2021, ce parti politique a historiquement eu plus de leaders politiques contestataires que des leaders transformationnels, au sens des élites intellectuellement avant-gardistes activatrices des mutations sociétales substantielles, au sens de Gramsci. C’est-à-dire des élites réfléchissant sur le long terme, concevant des objectifs et projets conséquents pour la mutation profonde de la société et créant des synergies avec les autres structures pour l’élévation collective dans la durée. Des élites modelant le système de pensée et d’action des membres au présent pour l’efficience de progrès dans le futur, une fois au pouvoir.
L’instabilité des élites de l’UDPS comme reflet de la superficialité de l’idéologie incantatoire
Les va-et-vient des élites opportunistes (élites conjoncturelles au sens de Gramsci) de l’UDPS au pouvoir pour y occuper les postes, est la preuve la plus irréfutable de la superficialité de l’idéologie incantatoire. Cela démontre le déficit d’ancrage dans une idéologie de mutation, opérationnalisable au pouvoir, comme cela est le cas dans les partis politiques modernes. Ceux-ci sont des foyers des politiques publiques articulées selon les repères idéologiques.
La plupart d’élites situationnistes rejoignaient ou s’alliaient à l’UDPS pour un rituel de blanchissement et de validation aux yeux du peuple. À chaque occasion de rejoindre le pouvoir pour jouir de ses prébendes, elles y allaient sans état d’âme. De 1980 à 2018, du Premier ministre Birindwa en passant par le Premier ministre Badibanga à Tshibala, aucun autre parti congolais, en dehors du MPR, n’a eu autant de Premiers ministres dont les nominations ont créé autant des scissions dans cette organisation politique. Ces divisions et instabilités ont produit l’éclosion d’une élite composée de leaders plus aptes à la contestation. Ils sont plus doués et dotés de redoutables compétences oppositionnelles protestataires-offensives et de hargne dénonciatrice qu’en personnel politique d’État à fonction élévatrice de la société. Et la mentalité militantiste réfractaire s’est tellement ancrée dans la psyché et l’intellect de ce parti que ses cadres se sont transposés dans les institutions en 2019, avec ces habitus – au sens de Pierre Bourdieu comme manière d’être et comportement acquis par des individus ou par un groupe. C’est pourquoi il faut à l’UDPS comme organisation politique patrimoine du champ politique congolais, une réinvention comme parti politique moderne. Il lui faut une révolution interne. Elle doit se recréer, à la lumière de son expérience révélatrice au pouvoir de ses carences internes, comme force politique développementale. L’UDPS est appelée à renaître, en fonction de son expérience des contradictions au pouvoir, comme une organisation politique moderne plus axée sur la conception des politiques publiques, la formation du per
sonnel politique, et l’impulsion du développement.