Mon papier du 29 avril 2024 a abordé la problématique des dynamiques migratoires, conséquence de l’instabilité permanente dans la partie Est de la RDC depuis trois décennies. La présente note aborde la question de la relation entre l’instabilité récurrente dans cette région et la course aux métaux stratégiques. Je sollicite l’indulgence du lecteur pour la profusion des termes techniques utilisés, mais il n’y a pas d’autres mots pour mettre en évidence les implications géopolitiques en cause.
L’instabilité dans la partie Est de la RDC
Comme souligné dans la note précédente, plus d’un million de Congolais sont réfugiés dans les pays africains (52 % d’entre eux en Ouganda). Ces flux migratoires ont pris de l’ampleur à partir de 1996, deux ans après l’arrivée massive des réfugiés rwandais dans les Kivus. D’abord orientés vers le Burundi et la Tanzanie, ils se sont tournés vers l’Ouganda à partir de 2005. Les attaques répétées contre de paisibles citoyens en Ituri, au Nord-Kivu et au Sud-Kivu ont provoqué le déplacement de 7,1 millions de personnes. Les provinces les plus affectées sont le Nord-Kivu (37 %), le Sud Kivu (27 %), et l’Ituri (25 %). Lorsque l’on ajoute à ces trois provinces des portions du Tanganyika, du Maniema et du Haut Uélé, on obtient la large bande d’instabilité qui s’étend tout le long de la frontière orientale en formant un demi-arc jusqu’au centre de la Cuvette centrale.
Cette zone trouble est quasi identique à celle de l’exploitation artisanale des minerais. Dans ce même espace pullulent de nombreux groupes armés. La parfaite association de ces zones géographiques, du moins pour les deux provinces du Nord et Sud-Kivu, donne du crédit à l’argument d’un exercice incomplet de la souveraineté par l’État congolais. Dans ce cas précis, l’incomplétude de la souveraineté est entretenue par des états voisins hostiles et des cartels commerciaux aux ramifications diverses.
Ce qui se passe dans la partie Est de la RDC depuis l’invasion par les armées du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi entre 1996 et 2003 n’est pas différent de ce que les Philippines ont vécu dans la région de Mindanao à cause de l’ingérence de la Malaisie ou l’Ukraine à cause de l’influence négative de la Russie.
Rivalités entre grandes puissances et course aux métaux stratégiques
La République Démocratique du Congo doit sa naissance en tant qu’État à la course aux matières premières à la fin du XIXe siècle. Depuis lors, le scandale géologique de l’Afrique centrale est constamment un terrain où s’affrontent les puissances aspirant à un rôle hégémonique. En pleine 2e Guerre mondiale, la Belgique, les USA et la Grande-Bretagne avaient mis en place un dispositif pour assurer la fourniture des produits stratégiques congolais aux puissances alliées. En 1943, les USA allèrent jusqu’à installer un service d’achat du Bureau of Economic Warfare à Léopoldville (Kinshasa). Plus tard, les services secrets américains découvrirent que l’URSS avait acheté l’équivalent de deux années de production du cobalt à la veille de la deuxième guerre du Shaba en 1978, ce qui eut pour effet de multiplier le prix du métal rouge par sept et d’accroître la vulnérabilité des USA.
Aussi, plutôt que de nous extasier du qualificatif « scandale géologique » et d’en faire un simple motif de fierté nationale, nous Congolais devrions prendre conscience de la menace permanente sur notre souveraineté nationale résultant de la position de notre pays sur les marchés de certains métaux. Prenons le cobalt ! Ce métal est indispensable pour l’industrie de l’armement et la fabrication des batteries des véhicules électriques. Or, la RDC possède 55 % des réserves mondiales et a couvert plus de 70 % de la production mondiale en 20224. Cette position fait de la RDC un acteur majeur dans la préservation de l’équilibre géopolitique.
Si la capacité de gouvernance interne (qui suppose un contrôle intégral sur les flux des produits stratégiques arrivant sur le marché, sur les acteurs, les routes par lesquelles les produits arrivent sur les marchés, et sur les circuits des revenus générés) n’est pas compatible avec le niveau de dominance sur le marché mondial, il en résulte immanquablement la fragilisation de tout le système politique national. Les marchés mondiaux ne savent pas attendre que les systèmes politiques nationaux permettent de minimiser les coûts de transaction afin de conclure les contrats dans les meilleures conditions. Si les coûts de transaction des biens critiques restent élevés trop longtemps, les marchés imposent des voies alternatives d’accès aux ressources. Il en résulte pour le pays « victime » des risques de fragilité prolongée. Ces risques sont plus élevés dans les moments de transition technologique qui supposent une forte concurrence entre les anciennes puissances et les puissances émergentes cherchant à préserver et/ou à creuser leur avancée industrielle et technologique.
La rivalité USA-Chine a succédé à la rivalité USA-URSS qui a dominé la politique mondiale pendant la guerre froide. La Chine est depuis quelques décennies un géant économique, industriel, et technologique. Pour les USA, la Chine est la principale menace à ses intérêts globaux. Emboîtant le pas à l’Oncle Sam, dans une note stratégique publiée en mars 2019, l’Union européenne a qualifié la Chine de “rival systémique”.
On sait bien, comme rappelé par Butts, Bankus et Norris dans un papier publié par le Centre de Leadership stratégique de l’US Army War College que « la vitalité d’une puissance dépend de sa capacité à garantir l’accès aux ressources stratégiques nécessaires pour soutenir son économie et produire des armes de défense efficaces. Cela est particulièrement vrai pour les deux plus grandes économies, celles des États-Unis et de la Chine, qui sont également dépendantes des importations pour environ la moitié de leurs importations de pétrole et de grandes quantités de leurs métaux stratégiques. » La nouvelle rivalité prend pied dans le contexte d’une transition énergétique qui s’impose au monde entier. Tout pays détenant des réserves importantes des métaux dits stratégiques se trouvera d’une manière ou d’une autre mêlé à la compétition entre les puissances. C’est le cas de la RDC. De sa capacité à anticiper et à réagir dépendra ses chances de tirer profit des enjeux géopolitiques ou de s’effriter sous leur poids.
La course aux métaux stratégiques
On parle assez souvent et de manière interchangeable de métaux critiques, métaux rares, métaux stratégiques. Le terme le plus facile à définir est celui de métaux de terres rares (ou tout simplement terres rares) Les terres rares sont un groupe de 17 métaux : le scandium, l’yttrium, et 15 lanthanides (lanthane, cérium, praséodyme, néodyme, prométhium, samarium, europium, gadolinium, terbium, dysprosium, holmium, erbium, thulium, ytterbium, lutécium). Elles sont utilisées dans des applications industrielles de haute technologie (batteries de voitures électriques et hybrides, puces des smartphones, écrans d’ordinateurs portables, panneaux photovoltaïques, alliages légers pour l’industrie aéronautique, fabrication de capteurs de radars et de sonars dans l’industrie de la défense, verres à haut indice de réfraction, stockage d’hydrogène, etc.)6. La Chine détient un quasi-monopole des terres rares. Elle détient 37 % des réserves connues des terres rares et fournit 58 % de l’offre globale.
Les métaux sont dits critiques lorsqu’il y a des risques d’interruption des approvisionnements. Ils sont dits stratégiques lorsqu’ils sont considérés par un pays donné comme étant indispensables à l’industrie de l’armement, à la position industrielle nationale et aux industries stratégiques émergentes telles que les technologies de l’information, l’intelligence artificielle et les énergies renouvelables. Excepté les terres rares qui sont extraits comme tels, la plupart des métaux stratégiques sont des sous-produits des métaux traditionnels que l’industrie métallurgique produit à l’aide des technologies de pointe.
Pour les raisons évoquées ci-haut, la plupart des nations industrielles se sont dotées de stratégies nationales pour garantir l’approvisionnement en métaux stratégiques et atteindre ainsi leurs objectifs de développement industriel, leurs cibles en matière de transition énergétique, et leurs besoins d’autonomie en matière de défense nationale. Après avoir évalué la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement, les puissances industrielles actualisent régulièrement leurs listes de métaux stratégiques.
L’Annexe I reprend les listes des métaux critiques/stratégiques des USA (2022), du Canada (2021), de l’Union européenne (2023), du Japon (2020), de l’Australie (2022), de la Corée du Sud (2020), du Royaume Uni (2021), de l’Inde (2023) et de l’Afrique du Sud (2022).
Ce tableau montre clairement que soucieuses de garantir la sécurité de leurs approvisionnements en métaux essentiels aux grandes transitions en cours, les puissances industrielles ont mis en place non seulement des listes exhaustives des métaux concernés, mais aussi 1es niveaux de stocks stratégiques requis. Ainsi, par exemple, En mars 2020, le gouvernement japonais a publié une nouvelle Stratégie en matière de ressources (pétrole, GNL, métaux critiques). La stratégie a identifié 34 types de métaux stratégiques pour lesquels il est prévu un système de stockage afin de maintenir un approvisionnement stable en cas de rupture d’approvisionnement. Ainsi, par exemple, le Japon prévoit que sur la période de 2022 à 2030 il faut garantir chaque année à l’industrie nippone des batteries 480 000 tonnes de lithium, 400 000 tonnes de nickel, 750 000 tonnes de graphite, 60 000 tonnes de cobalt, et 20 000 tonnes de manganèse pour atteindre les objectifs de production.
Le Règlement européen sur les matières premières critiques publié le 16 mars 2023 fixe des seuils critiques de couverture de la consommation annuelle à la fois par l’extraction au sein de l’UE (au moins 10 %), la production via la transformation opérée dans l’UE (au moins 40 %), et la production via le recyclage dans l’UE (au moins 15 %). Le Règlement dispose également que pas plus de 65 % de la consommation annuelle de chaque matière stratégique ne doit provenir d’un seul pays fournisseur, à n’importe quel stade de transformation.
Dans le but de diversifier leurs sources d’approvisionnement et ainsi diminuer leur dépendance vis-à-vis de la Chine, certains pays (Canada, Australie, Japon) multiplient les projets de prospection, y compris dans les fonds marins. En juin 2022, quatorze pays ont joint leurs forces pour créer le Minerals Security Partnership (MSP). Il s’agit des USA, de l’Australie, du Canada, de l’Estonie, de la Finlande, de la France, de l’Allemagne, de l’Inde, de l’Italie, du Japon, de la Norvège, de la Corée du sud, de la Suède, du Royaume Uni. Ils ont été rejoints par l’Union européenne représentée par la Commission de l’Union.
Le Minerals Security Partnership Forum (MSP Forum) lancé en avril 2024 regroupe les membres du MSP et d’autres pays producteurs de métaux, notamment le Kazakhstan, la Namibie, l’Ukraine et l’Ouzbékistan. Cette initiative qui reste ouverte à d’autres pays vise à contrer la Chine en créant une offre additionnelle. L’Afrique au sud du Sahara est dans le collimateur du MSP Forum qui a appelé les pays riches en ressources tels que l’Afrique du sud, le Botswana, l’Angola, le Mozambique, la Tanzanie, la Zambie, l’Ouganda et la RDC à rejoindre le Forum. En Afrique, il existe déjà d’importantes mines de terres rares en pleine activité en Afrique du sud (Steenkampskraal), au Burundi (Gakara), au Malawi (Songwe Hill, dont l’entrée en production est prévue en 2025), et au Gabon (Mabounié). Il existe d’autres sites avec d’importantes réserves en Tanzanie, à Madagascar et en RDC.
La place de la RDC dans le domaine des métaux stratégiques
L’activité minière dans notre pays est restée longtemps dominée par l’extraction du cuivre-cobalt et du diamant. Le coltan s’est ajouté à cette liste depuis le début des années 2000. Le pays s’est classé 2ème producteur de cuivre, après le Chili. Il fournit aussi 43 % des 2 000 tonnes métriques de tantale dont le monde a besoin chaque année pour faire fonctionner smartphones et autres gadgets électroniques. La plupart des autres métaux stratégiques recherchés par les puissances industrielles ne jouissaient pas de taux de rentabilité suffisants à l’époque où les entreprises minières concessionnaires effectuaient les recherches minéralogiques. L’arrêt des activités d’exploration et de recherche minéralogique pendant une longue période expose la RDC à d’énormes risques car il en résulte, de la part de la RDC une apathie coupable et, de la part des acteurs externes une motivation pour trouver des voies non officielles pour accéder aux ressources.
En ce qui concerne les terres rares, les gîtes minéraux de terres rares de la RDC sont inexplorés. Pourtant, une étude du Service Géologique et du Service des Mines de la RDC soumise à la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique en février 196813 indiquait déjà des perspectives encourageantes de la présence de béryllium, de monazite (un complexe de métaux rares), de niobium, de tantale, de zirconium, de titanium, et de germanium. Il existe des gîtes à tungstène à Bengo-Biri (Maniema), des pegmatites à béryl et à colombite à Kobokobo (près de Kamituga au Sud-Kivu), du pyrochlore et du zirconium à Lueshe (chefferie de Bwito, Territoire de Rutshuru, Nord-Kivu), du bismuth à Maya-Moto (Sud-Kivu), de la cassitérite cristallisée à Messaraba (Maniema) et Munkuku (Sud Kivu), de la monazite (thorium, cérium, lanthane) comme sous-produits de la cassitérite et du wolfram au Nord Kivu, Sud-Kivu, au Maniema, et à Kanda-Kanda (Lomami), et de colombo-tantalite dans les sites autrefois exploités par la Compagnie Kivumines (à Kigulube et Phibraki (près de Shabunda au Sud-Kivu), également à Binakwa et Mumba (Maniema) et à Obaye (Nord Kivu)) 14. Une étude plus récente15 confirme la disponibilité des terres rares en RDC, notamment :
dans les sables monazites (cérium, europium, zirconium) de Kabengelwa, Mashabuto, Bingo et Obaye (Nord Kivu), Kampene, Kasese, Sulia et Kailo (Maniema) ;
ii) les complexes carbonatites de Lueshe, Bingo et Kirumba au Nord Kivu ;
iii) les placers alluvionnaires du Haut-Uélé, de l’Ituri, du Maniema, de l’espace Katanga, et du Nord Kivu ;
et les pegmatites de Numbi, Manono, Kitotolo, Kobokobo, Kampene, Lugulu, et Kasese (lithium, étain, césium, tantale, etc.) où existent des indications de présence de monazite16.
On peut noter une inquiétante asymétrie d’information entre la RDC et les acteurs externes. D’une part, l’administration congolaise n’est pas suffisamment outillée pour une meilleure connaissance des gîtes à métaux critiques. D’autre part, les acteurs externes ont l’information requise pour identifier des sites à fortes potentialités, sur la base des archives des anciennes sociétés minières, des travaux de reconnaissance géologique menés par des investisseurs privés, et d’autres sources satellitaires.
La création par des entreprises étrangères de renom des filiales en RDC pour l’exploitation et l’exportation des terres rares est une indication de l’impatience des investisseurs étrangers face à la léthargie des pouvoirs publics congolais sur cette question. Je peux citer le cas de Canada Rare Earth Corp, une société canadienne, qui a établi une chaîne d’approvisionnement en terres rares de la RDC en créant en décembre 2023 une filiale en propriété exclusive, Simba Essential Minerals S.A.S chargée d’acheter des terres rares dans les Kivus18. Sur un registre similaire, une autre firme canadienne AUXICO Resources a signé un accord commercial pour le négoce de concentrés de sables monazites non radioactifs en provenance de la RDC. AUXICO a aussi conclu un accord de coentreprise avec Kibara Minerals (entreprise au sein de laquelle AUXICO détient une participation de 70 %) pour l’exportation de minerais de tantale et de niobium de haute teneur, extraits des gisements de tantalite de Bafwasende dans la Tshopo, ainsi qu’un accord d’approvisionnement exclusif avec une coopérative pour l’achat de de tantalite d’une zone d’exploitation artisanale.
L’Est de la RDC fait partie de cette large zone d’Afrique que les spécialistes considèrent comme la « frontière » des métaux des technologies du futur. La RDC doit se mettre en ordre de bataille pour se présenter sur le marché mondial comme un acteur qui jouit de la souveraineté complète sur ses avoirs miniers et privilégie les arrangements et dispositifs formels aux pratiques informelles. Ne pas agir ainsi, c’est perpétuer l’exploitation illégale des minerais congolais et l’ingérence des états voisins qui bénéficient des transactions transfrontalières illégales.
Les Grands Lacs, frontière des métaux des technologies du futur ?
Alors que le café était le principal produit d’exportation de l’Ouganda, cette place lui a été ravie par l’or. Avant 2015, l’or ne comptait que pour moins de 30 millions US$ en moyenne de recettes d’exportations. Pour l’année fiscale 2020/21, l’or a représenté 41 % des recettes d’exportations totales, ramenant 2,2 milliards US$ à l’Ouganda. Ce développement découle du choix stratégique fait par l’Ouganda de faire de la création de la valeur ajoutée dans le secteur de l’or une des priorités de développement industriel.
Le Rapport de l’ITIE de l’Ouganda pour l’exercice 2019/20 note ce qui suit : « La valeur de l’or exporté représente 4 170 milliards de shillings ougandais (UGX) selon les registres de l’Uganda Revenue Authority (URA), tandis que la valeur de la production locale d’or est de 1,847 milliard UGX selon les registres de la Direction des Services Géologiques et des Mines (DGSM) (section 4.12.2 du présent rapport). Selon la DGSM, aucun permis n’a été accordé au cours de l’exercice 19-20 pour exporter de l’or non raffiné. Cela implique que la majeure partie de l’or exporté ne fait pas partie de la production locale et formelle. Le pays a connu une forte augmentation des exportations d’or depuis 2016. Cependant, comme le montrent les chiffres ci-dessus, il existe des écarts importants entre les chiffres de la production d’or communiqués par la DGSM et les exportations réelles d’or communiquées par l’URA. »19 Ces éléments tendent à montrer que la politique officielle ougandaise et les actions des intervenants dans la filière aurifère ont provoqué l’afflux de l’or des pays voisins vers l’Ouganda.
L’importance des produits miniers n’a pas cessé de croître dans les balances des paiements de certains pays des Grands Lacs. C’est le cas de l’Ouganda et du Rwanda. L’Ouganda dispose de six raffineries d’or (African Gold Refinery Limited, Simba Gold Refinery Limited, Bullion Refinery Limited, Metal Testing and Smelting Co. Ltd, Afriswiss Gold Refinery, et Aurnish Trading Ltd). Le 13 juin 2021, la Tanzanie a inauguré la raffinerie de Mwanza qui a la capacité d’extraire 480 kg d’or et 60 kg d’argent par jour. Quant au Rwanda, il dispose d’une raffinerie d’or (la raffinerie d’Aldango dans la Zone économique spéciale de Kigali est opérationnelle depuis 2019 avec une capacité de 6 tonnes par mois), d’une raffinerie de tantale et d’une fonderie d’étain. Ces infrastructures ont créé des incitations pour les ventes vers ces deux pays des métaux provenant d’autres pays africains, y compris des produits issus des transactions illégales. La RDC a lancé sa première raffinerie d’or à Bukavu assez tardivement.
Qui produit quoi dans la région des Grands Lacs ?
Pour répondre à cette question, je me sers de données fiables du service géologique américain (United States Geological Survey), de la base des données du gouvernement autrichien (https://www.world-miningdata.info/?World_Mining_Data___Data_Section), et du World Integrated Trade Solution (https://wits.worldbank.org)20 pour mesurer la force de production minière de la RDC, de l’Ouganda, du Burundi, du Rwanda, et de la Tanzanie. Dans cette région des Grands Lacs (GL) au sens étroit, la RDC est le producteur majeur de cobalt, de cuivre, de zinc, et de l’étain. Le Burundi est le seul producteur de terres rares (296 tonnes en 2020 et 134 en 2021). La RDC et le Rwanda sont producteurs de niobium et de tantale, deux métaux généralement associés, mais la RDC produit plus des deux produits. Le Rwanda est grand producteur de tungstène, tandis que la RDC et la Tanzanie sont les plus grands producteurs d’or de la région.
La Figure 9 montre clairement que le Rwanda s’approvisionne principalement de la RDC en métaux. La proportion des métaux en provenance de la RDC atteint 68 % en 2021.
En contrastant les importations des métaux dits importés de la RDC par le Rwanda aux exportations desdits métaux à l’origine de la RDC, on a une idée relativement précise de l’ampleur des flux non officiels, ce que montre la Figure 10. Sur la période 2015-2021, la proportion moyenne des flux non officiels est de 87 %, ce qui signifie que 13 % seulement des transactions passent par les voies officielles. Cette proportion est de 75 % entre la RDC et l’Ouganda.
Lorsqu’on fait le même exercice pour les transactions entre le Rwanda et l’Ouganda, on obtient un tout autre cas de figure. La proportion moyenne des flux non officiels sur la même période n’est que de 5 %, ce qui peut être dû à des erreurs statistiques.
Quels enseignements tirer ?
Un rapport d’une mission21 conjointe des organisations humanitaires (OCHA, APDE, ACAD, Caritas Kasongo) datée d’octobre 2021 dans la Zone de santé de Lulingu (Territoire de Shabunda, Sud-Kivu) fait état du déplacement de 8 442 personnes entre le 15 et le 25 juillet 2021. Ces personnes venant de plusieurs villages dont celui de Munkuku avaient trouvé refuge dans les cinq aires de santé de la ZS de Lulingu, pour se protéger de dégâts causés par les affrontements entre les FARDC et les éléments de la milice Raia-Mutomboki. Ce modeste village de Munkuku est connu des géologues. Les rapports des sondages et des études géologiques menés par la société Symétain au début des années 1950 y indiquaient déjà la présence de tungstène, d’étain et de diamant22. Elles sont nombreuses des localités comme Munkuku aujourd’hui livrées à des forces négatives qui y grattent avec des moyens rudimentaires des minerais fortement recherchés par les chaines industrielles du monde. Ce territoire de Shabunda riche en minerais est enclavé. Tout l’espace qui s’étend des territoires de Shabunda à Mwenga dans le Sud-Kivu, de Walikale au Nord-Kivu à Pangi dans la province de Maniema manque de routes praticables, favorisant à la fois l’exploitation artisanale et illégale des ressources minières, l’implication des groupes armés dans ces activités, et les conflits intercommunautaires dont les groupes armés ont besoin pour s’octroyer des espaces de pouvoir, au détriment de l’autorité administrative établie.
Le monde aujourd’hui tourne avec une consommation annuelle moyenne de 2 000 tonnes de tantale. La RDC fournit 43 % de cette quantité. Cette production vient de mines artisanales telles que la mine de Luwowo. L’image de la mine de coltan de Luwowo près de Rubaya est interpellatrice à plus d’un titre. Considérée comme l’une des mines adhérant aux normes de la CIRGL, elle est le symbole même de l’informalité. Malgré les garanties théoriques que peuvent lui conférer son statut CIRGL, il est évident que, comme la plupart des mines produisant les 3T (cassitérite, wolframite, coltan) dans la région, Luwowo alimente les réseaux régionaux qui ont fait du Rwanda et de l’Ouganda les principaux exportateurs des matières minérales d’origine congolaise. Ces réseaux aux formes diverses sont formés d’éléments décentralisés (nationaux et étrangers, formels et informels) qui ne répondent qu’à l’objectif de facilitation du commerce illicite en compromettant les structures officielles de l’État, les mesures de sécurité de l’État et d’autres réglementations commerciales. Les groupes armés ont pour principal rôle d’affaiblir les structures officielles et de contrôler les voies de trafic illégal23.
Le monde va de plus en plus avoir besoin de terres rares pour soutenir la production des composantes cruciales dans les véhicules hybrides et électriques, les éoliennes, le matériel militaire et de défense. Tout indique qu’il y a des occurrences de terres rares à Lueshe, Bingo, Kirumba, Numbi, Manono, Kitotolo, Kampene, Lugulu et Kobokobo, Kabengelwa, Mashabuto et Obaye. Ces localités doivent cesser d’être le théâtre d’affrontements entre les FARDC et les groupes armés et de déplacements des populations. Au contraire, il faut y organiser une activité industrielle susceptible de se brancher sur le monde en perpétuelle évolution.
Pour ce faire, et afin que la RDC devienne l’épicentre de la nouvelle frontière des métaux stratégiques, il faut, entre autres choses :
1) Faire évoluer ses instruments légaux et réglementaires. Le Code minier révisé de 2018 ne tient aucunement compte de l’évolution du secteur dans le monde. L’article 7 bis dispose que « Si la conjoncture économique nationale ou internationale le permet, le Premier ministre peut, par décret délibéré́ en Conseil des ministres, sur avis des ministres sectoriels concernés, déclarer certaines substances minérales substances stratégiques. L’accès, la recherche, l’exploitation et la commercialisation des substances stratégiques sont régis par des dispositions règlementaires particulières. » Sur la base de cette disposition légale, le Premier ministre a pris un décret laconique (décret N°18/042 du 24 novembre 2018 portant déclaration du cobalt, du germanium et de la colombo-tantalite (« coltan ») comme substances minérales stratégiques. Il est indispensable que la RDC revisite sa position sur les métaux stratégiques.
2) Tirer profit de partenariats (notamment le MSP Forum, le Canada, l’Australie, le Japon) pour : (i) bâtir une capacité autonome de prospection et d’études géologiques et une expertise nationale en extraction des minerais, y compris le renforcement du Centre de Recherches Géologiques et Minières (CRGM) ; (ii) renforcer les dispositifs de traçabilité des produits miniers provenant de la RDC afin de réduire au minimum les flux non officiels.
3) Renfoncer les filières de formation en géologie et disciplines associées dans les universités congolaises, ainsi que les centres de recherche concernés.
4) Privilégier les entreprises formelles dans les niches d’avenir, notamment les gîtes à terres rares et autres gisements de classe mondiale.
5) Désenclaver les zones de production minière pour récupérer les couloirs de transactions aujourd’hui détenus par les groupes armés tout en veillant à modifier l’armature urbaine dans la partie Est du pays. La défense étant avant tout une question de maîtrise et de contrôle de l’espace à défendre, le Congo doit faire évoluer le nombre d’agglomérations urbaines, le nombre et la localisation des garnisons et bases militaires pour tenir compte de l’évolution de la nature et de l’intensité des menaces à ses frontières..
6) Réduire la dépendance économique de la RDC à l’égard de ses voisins en ce qui concerne les services de banques, d’assurances, de logistique.
7) Alléger la fiscalité à l’exportation des produits miniers pour éliminer le différentiel de taxation qui crée des incitations à la fraude à la frontière.
Au-delà de tous ces éléments de programme, il se pose la question de la manière dont le pouvoir central devrait gérer les espaces troubles dans un contexte constitutionnel qui impose une forte décentralisation. Le Président de la République a jusqu’à présent réglé cette question en imposant un état de siège partiel. Les limites étroites de cette disposition constitutionnelle sont insuffisantes pour une réponse adéquate à la problématique. Ce qui se passe dans la partie orientale du Congo porte atteinte à la consolidation de l’État. Dans un contexte de fragilité systémique, la réponse doit être une centralisation étatique équivalente. Il se pose une question fondamentale : « Comment concilier les dispositions constitutionnelles relatives à la décentralisation avec le besoin de centralisation étatique dans une région qu’il nous faut récupérer des griffes de ceux qui la considèrent comme faisant partie de leurs aires d’influence ? »
A mon avis, une des pistes consiste à redéfinir les limites des territoires dans les provinces les plus touchées, tout en renforçant les pouvoirs des administrateurs de territoire auprès desquels seraient déployées des unités mixtes (PNC-FARDC) ou une autre forme de force de sécurité (du type gendarmerie nationale). L’avantage des territoires est qu’ils sont des entités déconcentrées. Une révision de la loi organique relative à ces entités devrait permettre de les mettre sous la supervision directe du pouvoir central afin de permettre le déploiement d’une politique de sécurité susceptible de soutenir la politique minière et industrielle suggérée dans ce papier. Il ne fait l’ombre d’aucun doute qu’un large consensus des forces politiques est nécessaire pour réaliser ce programme.