« Des fragilités financières dans le dernier kilomètre de la désinflation » 

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Depuis l’édition d’octobre 2023 du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, les marchés financiers sont animés d’un sentiment positif, anticipant que nous entrons dans le « dernier kilomètre » de la désinflation mondiale et que nous nous dirigeons vers un assouplissement de la politique monétaire. Les taux d’intérêt sont globalement en baisse à l’échelle mondiale, les cours des actions sont en hausse d’environ 20 % dans le monde entier, et les écarts de taux sur les obligations d’entreprise et les obligations souveraines se sont resserrés de façon notable.

Cela a ainsi entraîné une détente des conditions financières mondiales (graphique ES.1). Cet environnement propice aux stratégies offensives a contribué à raviver les entrées de capitaux vers de nombreux pays émergents, en prenant les chiffres dans leur globalité (graphique ES.2), et certains pays préémergents et pays à faible revenu ont tiré parti de la forte appétence pour le risque des investisseurs afin de renouer avec l’émission d’obligations d’État après s’être longtemps abstenus. Dans l’ensemble des pays émergents, la probabilité estimée d’assister à des sorties de capitaux au cours de l’année à venir a diminué. Le scénario d’atterrissage en douceur de l’économie mondiale gagne du terrain dans un contexte marqué par des données économiques supérieures aux prévisions dans de nombreuses régions du monde.

Les investisseurs ainsi que les banques centrales s’attendent à un assouplissement des politiques monétaires dans les trimestres à venir, estimant que les hausses de taux d’intérêt cumulées au cours des deux dernières années ont créé des conditions monétaires suffisamment restrictives pour ramener l’inflation aux niveaux ciblés par les banques centrales. Pourtant, le fait que l’inflation mondiale se maintienne au-dessus de ces cibles pourrait remettre ce raisonnement en question et créer de l’instabilité. La récente oscillation des données de l’inflation (hors énergie et alimentation) dans certains pays vient rappeler à point nommé que l’effort de désinflation n’est pas encore terminé. Pour l’instant, les fissures du système financier, mises au jour par le niveau élevé des taux d’intérêt pendant le cycle de durcissement des politiques monétaires, ne se sont pas aggravées.

Dans les grands pays émergents, les secteurs financiers et extérieurs ont bien résisté aux hausses de taux successives. Les faillites bancaires en Suisse et aux États-Unis en mars 2023 ne se sont pas propagées à d’autres pans du système et la plupart des établissements financiers ont conservé des indicateurs de solidité rassurants. De ce fait, les risques à court terme pour la stabilité financière se sont estompés et d’après l’analyse de l’indicateur de « croissance à risque » du FMI (graphique ES.3), la probabilité de voir la croissance mondiale révisée à la baisse au cours de l’année à venir a diminué. Malgré tout, le dernier kilomètre de la désinflation pourrait être compliqué par plusieurs fragilités financières saillantes sur le court terme.

Risques saillants à court terme

Les prix mondiaux de l’immobilier commercial ont baissé de 12 % en termes réels au cours de l’année dernière dans un environnement de hausse des taux d’intérêt et de changements structurels après la pandémie de COVID-19. C’est dans le secteur de l’immobilier de bureau aux États-Unis et en Europe que les plus fortes baisses ont été enregistrées. Globalement, les banques semblent bien armées pour absorber les pertes liées à l’immobilier commercial, mais certains pays pourraient connaître des tensions plus prononcées compte tenu des gros volumes de créances de leurs banques dans ce secteur (graphique ES.4), surtout si ces créances sont concentrées sur des segments du marché où la demande est faible.

Au sein du système bancaire, certaines banques pourraient enregistrer des pertes plus lourdes que d’autres, qui seraient exacerbées, dans certains cas, par des difficultés à l’instar d’un financement moins stable. Les prix de l’immobilier résidentiel ont continué de s’ajuster à la baisse dans la plupart des pays, mais ils restent généralement supérieurs à leurs niveaux d’avant la pandémie. Les baisses des prix réels des logements, qui ont été entraînées par la hausse des taux des prêts hypothécaires, ont été plus marquées dans les pays avancés (–2,7 % en glissement annuel) que dans les pays émergents (–1,6 %).

Cependant, les ratios de viabilité de l’endettement des ménages se situent à des niveaux modérés dans le monde entier, si bien qu’une vague de défauts sur les prêts hypothécaires résidentiels demeure un risque extrême. Dans la plupart des catégories d’actifs, la volatilité a diminué jusqu’à des niveaux qui n’avaient pas été connus depuis plusieurs années, ce qui s’explique probablement par l’optimisme grandissant quant à la fin imminente du cycle de hausses des taux d’intérêt. La corrélation moyenne entre les actions, les obligations, le crédit et les indices de produits de base dans les pays avancés et les pays émergents dépasse le seuil historique du 90e centile.

Le faible niveau de la volatilité occulte le fait qu’au cours de ce cycle de hausse des taux, la conjoncture financière est devenue plus réactive aux publications des données économiques, en particulier celles de l’inflation, que lors des cycles précédents. Des niveaux d’inflation très surprenants pourraient ainsi se traduire par un revirement brutal du sentiment des investisseurs, ce qui relancerait rapidement la volatilité des prix des actifs et entraînerait simultanément des retournements des prix sur des marchés connexes. Cela provoquerait un durcissement brutal des conditions financières.

Vulnérabilités à moyen terme

En dehors de ces sources d’inquiétude plus immédiates, des vulnérabilités à moyen terme se dressent le long de ce dernier kilomètre. La dette publique et privée continue de s’accumuler dans les pays avancés et les pays émergents, ce qui pourrait exacerber les effets de chocs négatifs et accroître les risques de révision à la baisse de la croissance. De nombreux pays émergents continuent d’afficher une bonne résistance. Sous l’effet du resserrement agressif et rapide de la politique des banques centrales, l’inflation a sensiblement ralenti dans de nombreux pays émergents, ce qui a permis à certains d’enclencher leur cycle de baisse des taux.

À ce stade, la principale question est de savoir si la résilience des pays émergents a atteint un point d’inflexion. Par exemple, certains signes montrent que les investisseurs surveillent de plus en plus la viabilité des finances publiques à moyen terme. Sachant que les taux d’intérêt et les déficits sont encore élevés, que l’inflation ralentit et que la croissance marque le pas, les pays émergents sont plus nombreux à devoir assumer des coûts de refinancement élevés en termes réels par rapport à la croissance économique. La détente des conditions financières mondiales bénéficie aux pays préémergents et aux pays à faible revenu. Les écarts de taux des obligations souveraines à haut rendement ont été supérieurs à ceux des obligations investment-grade au cours des derniers mois après avoir atteint des niveaux historiquement élevés en 2023.

Cela se produit à un moment critique puisqu’un grand nombre d’obligations en monnaie forte arrive à échéance au cours des deux prochaines années dans de nombreux pays. Les pays en développement à faible revenu ayant été nombreux à ne pas avoir eu accès aux marchés extérieurs au cours des dernières années, leurs établissements bancaires ont considérablement augmenté leurs avoirs en dette souveraine, ce qui a accru les risques potentiels de l’interdépendance entre le système bancaire et les États. En récession, le marché de l’immobilier résidentiel en Chine laisse entrevoir peu de signes de stabilisation. Même si les baisses des prix des logements neufs ont été modérées par rapport aux épisodes de correction dans d’autres pays, les prix des logements existants et les indicateurs d’activité tels que les lancements de programmes, les ventes et les investissements dans l’immobilier ont fortement décliné.

Conséquence du marasme du marché immobilier ainsi que de l’accentuation de tensions déflationnistes et du ralentissement de la croissance mondiale, le marché boursier de la Chine se trouve sous pression depuis quelques mois (graphique ES.5). La récession des marchés de l’immobilier et des actions en Chine fait subir de lourdes pertes à certains acteurs du secteur chinois de la gestion des actifs, avec un risque de contagion aux marchés des obligations et du financement. Les mesures prises par les autorités pour stabiliser les marchés depuis le troisième trimestre de 2023 n’ont pas encore inversé le sentiment des investisseurs. Les écarts de taux des obligations d’entreprises se sont resserrés depuis l’édition d’octobre 2023 du Rapport sur la stabilité financière dans le monde, même si la récente augmentation des bénéfices des entreprises semble perdre de sa vigueur dans la plupart des pays du monde. Par ailleurs, de plus en plus d’éléments tendent à montrer que les volants de trésorerie des entreprises dans les pays avancés et les pays émergents ont continué de s’éroder au cours de l’année 2023, en raison du niveau encore élevé des taux d’intérêt à l’échelle mondiale.

À partir du troisième trimestre de 2023, environ un tiers des petites entreprises dans les pays avancés et plus de la moitié dans les pays émergents présentaient un ratio trésorerie/charge d’intérêts inférieur à 1. Dans l’ensemble des pays, un volume important de la dette des entreprises arrivera à échéance au cours de l’année à venir à des taux d’intérêt largement supérieurs aux coupons existants, ce qui pourrait provoquer des difficultés de refinancement (graphique ES.6). Bien que les défauts soient en hausse dans le monde entier, la croissance des crédits accordés aux entreprises à l’échelle mondiale se redresse plus rapidement lors de ce cycle de hausses des taux que lors des précédents. Le crédit privé, marché à la croissance rapide qui permet aux entreprises de taille intermédiaire d’obtenir des financements en dehors du secteur des banques commerciales et des marchés des titres d’État, a contribué à alimenter cette tendance (graphique ES.7).

Le chapitre 2 recense les vulnérabilités potentielles des marchés du crédit privé, notamment la relative fragilité des emprunteurs au regard de marchés à haut rendement recourant fortement à l’effet de levier, la part croissante des véhicules d’investissement semi-liquides, les niveaux multiples d’effet de levier, les valorisations dépassées et potentiellement subjectives, et l’interconnexion entre les segments et les acteurs des marchés financiers. Certains pays avancés auront probablement besoin que l’État procède à des émissions obligataires massives pour financer les déficits budgétaires. Compte tenu des resserrements quantitatifs réalisés par la Banque d’Angleterre, la Banque centrale européenne et la Réserve fédérale à des rythmes annuels respectifs de 100 milliards de livres sterling, 212 milliards d’euros et 780 milliards de dollars respectivement, auxquels viennent s’ajouter les programmes de resserrement quantitatif mis en œuvre par d’autres banques centrales, la base d’acheteurs de titres d’État a évolué. La plupart des nouveaux acheteurs marginaux d’obligations d’État, tels que les fonds spéculatifs, dont l’intention d’achat repose en partie sur des stratégies de négoce à effet de levier visant à tirer parti de la différence de prix entre les obligations et les contrats à terme, sont sans doute plus sensibles aux prix et attentifs à la viabilité de la dette. Il faut donc s’attendre à une plus grande volatilité sur les marchés obligataires à moyen terme. Certains États pourraient avoir de plus en plus de mal à assurer le service de l’encours de leur dette, ce qui débouche sur un cercle vicieux où « la dette engendre encore plus de dette ».

La majorité des banques ont fait preuve de résistance au cours des perturbations de mars 2023. Depuis lors, la solidité des volants de fonds propres et de liquidité ainsi que l’amélioration de la rentabilité ont fait grimper les cours en bourse des banques dans l’ensemble des pays. Cependant, les projections des principaux indicateurs de risque du FMI laissent apparaître qu’un sous-groupe de banques reste vulnérable. Plusieurs banques dont les actifs cumulés représentent 33 mille milliards de dollars, soit 19 % des actifs du système bancaire mondial, ont dépassé les seuils d’au moins trois des cinq principaux indicateurs de risque (graphique ES.8). Ce sous-groupe est principalement composé de banques chinoises et américaines.

Les dépassements de seuil de certaines banques chinoises sont attribuables à des ratios de fonds propres en baisse et à des inquiétudes quant à la détérioration de la qualité des actifs, alors que certaines grandes banques régionales aux États-Unis font face à des pressions multiples. Parmi les établissements non bancaires, les organismes de placement collectif investis en obligations, notamment ceux qui ciblent les actifs moins liquides, ont reçu d’importants flux de capitaux ces dernières années. Le recours excessif à la transformation des liquidités, qui avait contribué à la crise financière mondiale et avait été observé de façon manifeste au début de la pandémie de COVID-19 en mars 2020, pourrait refaire surface. Dans un contexte d’accélération de la transition numérique, d’évolution des technologies et d’exacerbation des tensions géopolitiques, les incidents liés à la cybersécurité, notamment ceux guidés par des intentions malveillantes, constituent une préoccupation croissante pour la stabilité macrofinancière. Le chapitre 3 montre que même si la plupart des pertes provoquées par des cyberattaques sont modérées, le risque d’assister à des pertes extrêmes va grandissant (graphique ES.9).

Le secteur financier est particulièrement exposé aux cyberrisques. Bien qu’aucun des cyberincidents n’ait pris une ampleur systémique à ce jour, ils représentent une menace aiguë pour le système financier. Ce dernier se caractérise en effet par une exposition à des données sensibles, une forte concentration et une interconnexion technologique et financière. Une législation plus étoffée en matière de cybersécurité et l’amélioration de la gouvernance au niveau des sociétés pourraient contribuer à atténuer ces risques, mais les dispositifs des pouvoirs publics en matière de cybersécurité restent souvent insuffisants, en particulier dans les pays émergents et les pays en développement.

Recommandations

Les banques centrales devraient éviter d’assouplir leur politique monétaire de façon prématurée et refroidir les attentes trop optimistes des marchés concernant des baisses des taux directeurs qui détendraient encore davantage les conditions financières et compliqueraient le dernier kilomètre de la désinflation. Dans les pays où les progrès réalisés en matière de désinflation sont suffisants pour estimer que l’inflation se rapproche durablement de son niveau cible, les banques centrales devraient adopter progressivement une politique plus neutre.

Les autorités devraient redoubler d’efforts pour maîtriser les vulnérabilités liées à la dette, y compris dans les pays émergents et les pays préémergents. En Chine, des mesures vigoureuses s’imposent pour rétablir la confiance dans le secteur de l’immobilier. Les organes de supervision et de réglementation devraient utiliser des outils adéquats, notamment des tests de résistance et des mesures correctives rapides, pour veiller à ce que les banques et les établissements financiers non bancaires puissent résister aux tensions dans l’immobilier commercial et résidentiel, et au ralentissement du cycle du crédit.

Il est primordial de poursuivre les avancées sur les mécanismes de résolution et d’être prêt à les appliquer pour remédier aux problèmes des banques faibles ou défaillantes sans ébranler la stabilité financière ou mettre en péril les finances publiques. Les resserrements quantitatifs et les réductions des bilans des banques doivent se poursuivre de façon ordonnée. Les banques centrales devraient surveiller de près les éventuels dysfonctionnements des marchés et s’employer à remédier aux tensions pouvant les affecter. L’aménagement de l’accès des banques aux liquidités des banques centrales et les interventions rapides face aux tensions sur les liquidités dans le secteur financier peuvent atténuer l’instabilité financière.

Compte tenu des risques potentiels du marché du crédit privé, qui se développe à grande vitesse, les autorités devraient envisager d’appliquer une supervision et une réglementation plus volontaristes. Afin d’évaluer les risques dans leur globalité, il est essentiel de combler les lacunes en matière de données et de renforcer les exigences relatives à la communication des informations. Les autorités devraient également renforcer la coopération transfrontalière et intersectorielle en matière de réglementation et harmoniser les évaluations des risques dans l’ensemble des secteurs financiers. Une stratégie de cybersécurité peut améliorer la cyberrésilience du secteur financier, d’autant plus si elle s’accompagne de dispositifs de réglementation et de supervision adaptés, ainsi que d’une amélioration du signalement des cyberincidents.

Il est capital d’assurer le maintien des services essentiels pour limiter les éventuels effets néfastes sur le système financier. Les sociétés financières devraient mettre au point et tester des procédures de riposte et de retour à la normale pour rester opérationnelles en cas d’incidents de ce type. Compte tenu de la portée internationale et des implications systémiques des cyberattaques, une coordination transfrontalière est indispensable.

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