La place du talent humain à l’ère de l’IA: Dans certains rôles, l’intelligence artificielle rendra l’humain superflu, mais elle pourrait aussi mettre à la portée de certains des rôles autrefois inaccessibles.

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La marche de l’intelligence artificielle (IA) est inexorable et elle élargira l’éventail des possibilités pour l’humanité, même si elle colonisera de nombreux territoires jusqu’à tout récemment réservés aux humains et à leur ingéniosité. Quant à savoir si l’IA accroît ou réduit l’espace où peut s’exprimer le talent humain, tout dépendra du taux de pénétration des outils d’IA ainsi que du degré d’éthique et d’équité qui encadre leur usage. Le défi pour les décideurs est de parvenir à créer les conditions qui permettront à l’IA de valoriser le potentiel des humains.

Pensez à une partie d’échecs. Les machines maîtrisent ce jeu mieux que les humains depuis des dizaines d’années déjà. En 1997, l’ordinateur Deep Blue d’IBM a en effet battu celui qui était alors le champion mondial d’échecs, Garry Kasparov, et les moteurs d’analyse programmés pour jouer aux échecs sont aujourd’hui beaucoup plus puissants. Les humains n’ont pas arrêté de jouer aux échecs pour autant. En fait, bien des gens font valoir que ce jeu est plus populaire que jamais pour de nombreuses raisons, dont l’accès facilité grâce aux téléphones intelligents, à Internet et aux médias sociaux ; les confinements décrétés pendant la pandémie et la popularité de la minisérie « Le Jeu de la dame » diffusée sur Netflix. Certains estiment même que les ordinateurs et Internet ont fait des humains de meilleurs joueurs d’échecs.

L’IA pourrait avoir un effet similaire (pour le meilleur ou pour le pire) sur le travail, l’éducation, voire les sports et les arts.

Un talent prisé

Les inconvénients potentiels de l’IA sur le marché du travail sont bien connus. Plus la complexité des tâches dont s’acquittent les systèmes d’IA s’accroît, plus le rôle du talent humain est menacé. La main-d’œuvre humaine pourrait être peu à peu reléguée à un ensemble de tâches de plus en plus mince, tandis que des talents autrefois prisés (comme la capacité de mémoriser des quantités importantes d’information, de parler plusieurs langues ou de reconnaître des schémas complexes) perdent leur valeur puisque les machines sont nettement supérieures aux humains dans ces domaines.

Environ 40 % des emplois dans un large éventail de professions pourraient être touchés par l’IA selon une étude du FMI. Cette estimation est fondée sur la proportion de tâches liées à ces professions que l’IA peut déjà effectuer, notamment la traduction, la synthétisation de l’information et le codage. Ces tâches (dites « cognitives » parce qu’elles exigent de résoudre des problèmes et de communiquer) étaient traditionnellement considérées comme des chasses gardées où les humains détenaient un net avantage. Elles sont fort différentes des tâches routinières et répétitives frappées par les vagues précédentes d’automatisation.

Ainsi, les outils d’IA aident désormais les avocats à effectuer leurs recherches juridiques, à analyser des textes et à rédiger des documents, ce qui atténue d’autant la pertinence des assistants juridiques. De même, les logiciels de traduction s’appuyant sur l’IA réduisent la demande de traducteurs humains dans les entreprises, et dans certains domaines des soins de santé, les outils d’IA arrivent mieux que les humains à détecter précocement les cancers par l’analyse d’images et les dépistages sanguins.

Et même dans les tâches encore effectuées par des humains, sans cesse moins nombreuses, l’IA redéfinit les critères d’excellence. S’il est vrai que les outils d’IA accroissent la productivité pratiquement partout, Erik Brynjolfsson, Danielle Li et Lindsey Raymond (2023), du Massachusetts Institute of Technology, montrent que les avantages de l’IA ne se matérialisent pas uniformément partout. L’IA améliore la productivité des travailleurs moins expérimentés et moins performants, et réduit donc considérablement l’écart entre les travailleurs ordinaires et les plus talentueux. Prenons par exemple le codage. Grâce à l’IA, le rendement des travailleurs moins compétents peut se rapprocher de celui des développeurs plus doués. Cet effet de nivellement pourrait réduire la valeur du talent humain, puisque l’écart de rendement entre les talents exceptionnels et les talents moyens s’estompera. Au fil des avancées de l’IA, celle-ci pourrait dépasser les experts humains dans certains domaines, ce qui laissera de moins en moins d’espace pour l’excellence exclusivement humaine.

Créativité humaine

La perte de la créativité humaine et du sentiment d’appartenance est une autre conséquence possible des conquêtes de l’IA. La multiplication des tâches assistées par l’IA (codage, création de contenu, diagnostic des maladies et composition d’œuvres musicales) aura comme corollaire une tendance à s’en remettre excessivement à elle. Cette dépendance pourrait avoir des conséquences non souhaitées sur le plan de l’innovation. Ainsi, dans leur étude, Fabrizio Dell’Acqua et ses collègues chercheurs (2023) ont comparé le travail de consultants ayant utilisé des outils d’IA à celui d’autres qui n’y avaient pas eu recours et ont constaté que le travail des premiers était moins original. Le résultat est en général de meilleure qualité, mais beaucoup plus monotone, parce que les outils d’IA poussent les consultants vers des solutions uniformisées.

L’IA ne menace pas seulement la capacité humaine d’innover, elle pourrait aussi s’approprier les fruits de la créativité des humains. Les outils d’IA sont en effet entraînés au moyen de données et de textes extraits de corpus massifs de contenus créés par des humains. Or, les développeurs n’attribuent pas toujours le mérite aux créateurs, et indemnisent encore moins les personnes à l’origine des données exploitées. Cette pratique donne lieu à de nombreuses poursuites lancées par des créateurs de contenu qui allèguent que leurs œuvres protégées par des droits d’auteur ont été utilisées illégalement. Par exemple, le New York Times a engagé des poursuites contre OpenAI pour utilisation inappropriée de ses archives protégées par des droits d’auteur, et d’autres éditeurs se sont récemment joints au média dans cette affaire. Suivant le même principe, Universal Music Group, Warner Music Group et Sony Music Entertainment ont engagé des poursuites contre Suno et Udio, de jeunes pousses spécialisées dans l’IA, à propos d’outils de création de musique assistée par IA.

Les sociétés spécialisées en IA font souvent valoir que l’utilisation de données massives pour entraîner leurs outils est protégée par la doctrine de « l’usage équitable », qui permet d’utiliser une œuvre assujettie à des droits d’auteur à des fins d’éducation, de recherche ou de commentaires. Les créateurs de contenu répliquent que l’échelle et la portée de l’utilisation qui est faite par l’IA de leurs œuvres dépassent de loin la définition conventionnelle d’un « usage équitable » et ont aussitôt lancé aux autorités un appel à adopter de nouvelles lois et de nouveaux règlements visant à garantir une utilisation équitable et éthique de leurs œuvres originales.

Et même dans les tâches encore effectuées par des humains, sans cesse moins nombreuses, l’IA redéfinit les critères d’excellence.

Créateurs de contenu

Ce différend reflète d’une certaine manière les frictions de longue date entre les créateurs de contenu et les sociétés technologiques. Les organes de presse traditionnels, par exemple, connaissent un déclin depuis la montée des médias sociaux et des moteurs de recherche qui cannibalisent leurs revenus publicitaires. De même, les plateformes de diffusion en continu ont transformé le modèle d’affaires de l’industrie musicale en détournant les revenus générés par les ventes d’albums et en faisant exploser la valeur des spectacles sur scène. L’émergence des outils d’IA n’est que le plus récent chapitre d’une histoire connue. Contrairement aux technologies qui ont causé des perturbations par le passé, les outils d’IA sont capables de générer des œuvres nouvelles, mais qui reproduisent le style d’un artiste sans son consentement et sans lui devoir quoi que ce soit. Les créateurs n’exercent plus qu’un contrôle limité sur l’utilisation de leur œuvre, ce qui soulève des questions complexes sur les droits de propriété et les droits d’auteur. Une telle appropriation de contenu créé par des humains risque de déprécier les œuvres originales et d’étouffer la créativité.

Si l’IA ne fait que tuer l’emploi et étouffer la créativité — et miner l’excellence —, en quoi profite-t-elle au talent humain ? Le fond de l’histoire est un peu plus complexe. Sur les lieux de travail, l’IA peut libérer les employés de leurs tâches routinières et leur permettre de s’acquitter de tâches plus complexes faisant appel à des compétences plus grandes. Elle peut aussi permettre au talent humain de mieux s’exprimer en élargissant l’accès à une éducation personnalisée de qualité supérieure. L’IA peut aussi stimuler les découvertes scientifiques et mener à des résultats plus prometteurs, plus rapidement.

Apprentissage et travail

Le processus est déjà en cours. En abattant les obstacles traditionnels à l’éducation, les outils d’IA permettent à une foule d’étudiants d’accéder à des cours personnalisés autrefois limités pour cause de contraintes géographiques ou systémiques, ou par manque de ressources. Par exemple, des plateformes d’IA aident les parents d’enfants sourds ou malentendants à apprendre la langue des signes, ce qui facilite la communication au sein des familles. De plus, des outils pédagogiques personnalisés, comme des tuteurs de lecture et de mathématiques animés par l’IA aident les enseignants, les étudiants et les parents à comprendre les lacunes de chaque apprenant et à adapter l’enseignement à leurs besoins.

Ces outils d’apprentissage fondés sur l’IA sont très prometteurs dans les pays en développement où sévissent d’importantes pénuries d’enseignants qualifiés. En Afrique subsaharienne, les plateformes en ligne appuient l’éducation depuis plus d’une décennie. De même, les plateformes d’IA sont de plus en plus populaires en Chine. Ce virage vers un apprentissage personnalisé assisté par l’IA est susceptible d’aider des étudiants d’horizons divers et sensibles à différentes méthodes d’apprentissage à exceller en comblant leurs lacunes et en leur permettant de briller dans leurs domaines de prédilection.

Au travail, l’IA peut prendre en charge les tâches répétitives et monotones, et simplifier les tâches administratives, permettant ainsi aux travailleurs de se concentrer sur des responsabilités plus complexes, plus créatives et plus gratifiantes qui exigent une touche humaine. Cette évolution pourrait être à l’avantage des travailleurs, surtout dans les professions qui exigent un haut volume d’interactions humaines et la prise de décisions critiques ayant une incidence sur la vie des gens. Par exemple, dans le secteur des soins de santé, des systèmes s’appuyant sur l’IA peuvent faciliter la programmation des rendez-vous, la facturation et la gestion des dossiers de patients, ce qui libère les professionnels de la santé, qui ont ainsi plus de temps à consacrer à l’administration de soins aux patients et à la prise de décisions complexes.

L’IA peut aussi faciliter les découvertes scientifiques, et les outils d’IA rehaussent déjà considérablement la productivité dans ce secteur. Entre autres exemples frappants du rôle transformationnel de l’IA, mentionnons son utilisation dans la prédiction des structures des protéines, un fait confirmé par le prix Nobel de chimie de 2024. Ces travaux avant-gardistes ont révolutionné notre compréhension des mécanismes de repliement des protéines, favorisant des progrès rapides dans la découverte de médicaments et les biotechnologies. Après le lancement du logiciel AlphaFold2, le nombre de structures de protéines prédites accessibles aux scientifiques a bondi de 200 000 à 200 millions en seulement quelques mois.

Gestion des compromis nécessaires

Toutefois, ces progrès peuvent exiger des compromis. Dans une étude récente menée par Aidan Toner-Rodgers dans le domaine des nouveaux matériaux, l’étudiant en doctorat au Massachusetts Institute of Technology a constaté que les outils de découverte s’appuyant sur l’IA ont gonflé la production des projets de recherche de 44 %. Cette amélioration est venue surtout de chercheurs de haut niveau qui ont utilisé l’IA pour automatiser une partie substantielle du processus d’idéation. Ces scientifiques ont ensuite pu consacrer leur temps à évaluer et à affiner les suggestions les plus prometteuses générées par l’IA, une dynamique similaire à celle engendrée par AlphaFold. Toutefois, 82 % des scientifiques ont, dans la même étude, indiqué que leur satisfaction à l’égard de leur travail avait diminué parce que leur créativité était moins sollicitée et que leurs compétences n’étaient pas mises en valeur. En permettant aux travailleurs de se concentrer sur des tâches plus créatives et plus complexes, l’IA peut procurer un plus grand sentiment d’accomplissement, mais une dépendance excessive à l’automatisation risque de donner aux travailleurs l’impression que leurs compétences et leur créativité ne sont pas appréciées à leur juste valeur.

Les outils d’IA ne servent pas uniquement à faire des gains d’efficacité au travail et à rendre plus accessible l’éducation. Cette technologie a aussi une capacité démontrée de contribuer à l’identification des talents potentiels dans des domaines comme les sports, les arts et les études supérieures. Les outils d’IA aident notamment les dépisteurs de talents sportifs à identifier et à évaluer les athlètes en analysant des quantités énormes de données afin de découvrir ceux ayant un potentiel exceptionnel. Le recours accru à des données objectives dans les décisions de recrutement peut même réduire l’influence des préjugés. Ces techniques d’IA peuvent rendre les sports plus inclusifs, en offrant de meilleures chances de percer à de jeunes athlètes de petites villes ou vivant dans des régions ou des communautés sous-représentées.

Dans l’enseignement des arts créatifs, des outils axés sur l’IA comme DALL-E, AIVA et Amper Music permettent à des amateurs de jouer avec la conception et la création de concepts artistiques, en leur donnant accès à des techniques accessibles de rétroaction et d’innovation. Ces outils mettent l’apprentissage des arts (qui autrefois se limitait à des études formelles ou à une formation coûteuse) à la portée de toutes et de tous.

Les conséquences de ce remodelage par l’IA de l’univers du travail et de l’éducation ne seront pas ressenties partout de manière égale. Peut-être ouvrira-t-il à certaines personnes des portes qui leur étaient auparavant fermées, tandis qu’il diminuera la valeur du talent pour d’autres. Pour optimiser le potentiel de l’IA, nous devons trouver un juste équilibre. Nous devons utiliser l’IA de manière éthique et équitable afin de compléter, reconnaître et améliorer les capacités humaines tout en éliminant les obstacles systémiques qui empêchent ses avantages d’être à la portée de tous. Si l’on s’y attaque résolument, l’IA nous aidera à bâtir un avenir où le talent n’est plus étouffé par des facteurs circonstanciels, mais est au contraire libre de s’exprimer grâce à une combinaison d’ingéniosité humaine et de progrès technologique. F&D

MARINA M. TAVARES est économiste principale au département des études du FMI.

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