Pourquoi Abu Dhabi cherche à dialoguer avec le pape François ?

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L’interview que le pape François a accordée au quotidien émirati al-Ittihād a suscité un grand intérêt pour plusieurs raisons. La première est qu’il n’était jamais arrivé que le pontife dialogue avec un organe de presse du Moyen-Orient, et encore moins avec un organe gouvernemental.

Ce développement confirme que le dialogue interreligieux, en particulier le dialogue islamo-chrétien, n’est pas un aspect secondaire du pontificat de François. Le Maroc, l’Irak, Bahreïn et les Émirats arabes unis eux-mêmes (où le pape a célébré en 2019 la première messe publique dans la péninsule arabique) ne sont que quelques-uns des treize pays à majorité musulmane (ou à forte présence islamique) que le pape a visités au cours de son pontificat. Par ailleurs, les relations avec les dirigeants émiratis sont profondes : c’est dans la capitale de la Fédération que François a signé en 2019 avec le grand imam d’al-Azhar le « Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », leitmotiv de toute l’interview accordée à al-Ittihād.

Le dialogue avec Hamad al-Ka’bī, rédacteur en chef du quotidien émirati, permet également de comprendre comment la signature du document, qui aurait pu être un simple moment cérémoniel, s’est au contraire révélée fructueuse. Cela témoigne de la manière dont la conduite du pape François est éclairée par la conviction qu’il est nécessaire d’ « initier des processus » plutôt que d’ « occuper des espaces », en favorisant « les actions qui génèrent de nouvelles dynamiques dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les portent, jusqu’à ce qu’elles portent leurs fruits dans des événements historiques importants » (Evangelii Gaudium).

Le dialogue publié par al-Ittihād montre que c’est ce qui est en train de se produire : non seulement parce qu’il se réfère aux initiatives lancées par les Émirats et d’autres après la signature du document de la Fraternité (pensons, par exemple, à la réalisation de la Maison de la Famille Abrahamique), mais aussi parce que si le dialogue a été initié principalement en raison de l’urgence causée par l’urgence djihadiste, les questions de la confrontation se sont maintenant élargies. On est passé d’un dialogue centré sur la condamnation du terrorisme à un dialogue qui, grâce aussi au changement du contexte international, s’est élargi à d’autres questions : l’éducation des jeunes, la lutte contre l’injustice, la protection de la santé, la durabilité et l’environnement. Mais aussi, le Pape l’a encore répété cette fois , la pleine mise en œuvre de la liberté religieuse, qui peine encore à s’affirmer dans les sociétés à majorité islamique, et qui ne peut se limiter à la seule liberté de culte, aussi importante soit-elle.

L’autre aspect significatif de l’entretien réside dans les questions posées par Hamad al-Ka’bī au Souverain Pontife. Après s’être enquis de l’état de santé du Pape, qui venait de subir une intervention chirurgicale, l’intervieweur lui demande : « Comment voyez-vous le rôle des Emirats et celui de Son Altesse Shaykh Muhammad bin Zayed Al Nahyan […] en tant que partenaire- clé dans le soutien aux efforts de paix et de tolérance ? En outre, le choix du titre souligne l’importance accordée aux Émirats : « Les dirigeants émiratis s’intéressent à la construction de l’avenir et de la paix dans le monde », peut-on lire dans le quotidien du Golfe.

Vu d’Abu Dhabi, le sujet de l’interview n’est ni le pape ni les processus lancés avec les amis musulmans, mais les Émirats eux-mêmes, leur leadership et leur statut international. Le titre et l’invitation permanente à commenter la politique de Muhammad bin Zayed (MbZ) montrent comment, pour Abu Dhabi, l’interlocution avec le Vatican acquiert une forte valeur symbolique, presque comme pour légitimer son modèle. Un modèle qui, d’une part, ne tolère pas l’ingérence religieuse, en particulier l’ingérence islamiste, dans la sphère politique, considérée comme une menace existentielle pour le pouvoir en place, mais qui, d’autre part, utilise la religion comme un outil diplomatique de ‘’soft power’’.

À cet égard, une personnalité de premier plan comme l’ambassadeur Youssef al-Otaiba a déclaré que son gouvernement croyait fermement en la séparation de l’État et de la religion. En effet, le modèle émirati a fait de la tolérance, qui existe réellement dans le pays (marqué par la présence d’un ministère de la tolérance, l’insistance constante autour de la Grande Mosquée sur cette valeur et, surtout, l’espace dont jouissent les chrétiens) une marque à exporter, par opposition au modèle de l’islam politique. En définitive, l’insistance émiratie sur des valeurs telles que la fraternité et la tolérance ne conduit pas nécessairement à la marginalisation du rôle de l’islam dans les sociétés du Moyen-Orient, mais à la neutralisation de ses revendications politiques. Depuis le déclenchement du Printemps arabe en 2011, c’est sur cette ligne de fracture que se divise le Moyen-Orient, les Émirats se trouvant à l’opposé des pays proches des Frères musulmans, comme la Turquie et le Qatar. Le pape, cette interview le confirme, a choisi ses interlocuteurs.

L’article est paru dans Riformista le 6 juillet 2023, sous le titre Papa Francesco difende il Corano e la libertà religiosa.

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