Alors que l’insécurité alimentaire restera probablement parmi les principales menaces à affronter en 2024, la Banque mondiale considère la sécurité alimentaire et nutritionnelle (a) comme l’un des huit défis mondiaux nécessitant une action à grande échelle. Elle a mobilisé 45 milliards de dollars de ressources pour s’y atteler et pour protéger les moyens de subsistance des populations à travers le monde, dépassant ainsi son engagement initial de 30 milliards de dollars annoncé en mai 2022.
Il est essentiel d’anticiper et de comprendre l’évolution de la sécurité alimentaire et la manière dont elle réagira aux conjonctures futures pour élaborer des politiques efficaces et des plans adaptés. Pour cela, il faut disposer de ressources exhaustives, et c’est précisément ce que propose, parmi d’autres initiatives, le World Food Security Outlook (WFSO) de la Banque mondiale, une base de données mise à jour trois fois par an. Nous présentons dans ce billet les principales conclusions de la dernière édition, publiée en octobre 2023, et ce qu’elles impliquent pour la sécurité alimentaire en 2024 et au-delà.
World Food Security Outlook (WFSO) : un outil complet d’analyse
En octobre 2023, la Banque mondiale a publié une version actualisée de son World Food Security Outlook (WFSO) (a). Il s’agit d’une série de données novatrice, basée sur un modèle et mise à jour trois fois par an. Conçu comme un outil de veille et d’analyse de la sécurité alimentaire mondiale, le WFSO fournit des informations essentielles en complément des statistiques officielles et permet de mieux cerner les évolutions à l’œuvre. Ses données historiques, préliminaires et prévisionnelles apportent un éclairage supplémentaire sur l’insécurité alimentaire dans le monde, comblant ainsi des lacunes critiques. Le WFSO fournit des données sur la prévalence de l’insécurité alimentaire grave, des estimations pour les pays ne disposant pas de données officielles, des chiffres sur le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire grave et des évaluations des besoins de financement pour déployer les filets sociaux nécessaires.
Le WFSO vient principalement compléter les données officielles publiées par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dans son rapport sur L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde. Il permet ainsi de documenter les pays non couverts, tout en donnant une vision prospective fondée sur un modèle d’apprentissage automatique (a) qui exploite la base de données des Indicateurs du développement dans le monde (WDI) de la Banque mondiale et le rapport du FMI sur les Perspectives de l’économie mondiale. Le WFSO comprend également des estimations des besoins de financement liés au déploiement de filets de protection sociale, selon une approche qui s’inscrit dans la continuité de celles utilisées par l’Association internationale de développement (IDA) à partir de 2020 (a).
Les versions précédentes de la base de données ont aidé à estimer la demande de financements précoces au titre du Mécanisme de réponse aux crises (a) de l’IDA, étayer les rapports de conjoncture économique régionaux produits par la Banque mondiale, guider l’action de l’institution face à la crise alimentaire mondiale, et informer le G24 (a) sur les besoins de financement de la sécurité alimentaire.
La base de données WFSO du mois d’octobre a en particulier servi de référence à la mise à jour de la Banque mondiale sur la sécurité alimentaire publiée en décembre 2023, en contribuant à l’analyse des grandes tendances de la sécurité alimentaire mondiale ; elle a également figuré dans le tableau de bord mondial de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (a). Il en ressort essentiellement que les dernières projections font état d’une lente stabilisation de la situation de la sécurité alimentaire dans le monde en 2024, mais aussi d’un creusement des disparités entre pays de différents niveaux de revenu.
La situation de la sécurité alimentaire mondiale se stabilise lentement
Après la pandémie de COVID-19 puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la reprise mondiale est lente, ce qui a des répercussions sur la stabilité économique. La forte inflation, le resserrement des politiques monétaires, la réduction des mesures de soutien budgétaire et les phénomènes météorologiques extrêmes contribuent à plomber la croissance économique mondiale. En conséquence, le WFSO d’octobre 2023 suggère que la prévalence de l’insécurité alimentaire grave dans le monde aurait atteint un pic en 2020-2022, à 11,9%, suivi d’une légère amélioration à 11,8 % (2021-2023) et 11,6 % (2022-2023), mais avec des variations importantes entre les régions et les groupes de revenus. Cette amélioration de l’insécurité alimentaire à court terme pourrait toutefois marquer le pas, avec le risque de voir grimper le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire grave à 943 millions d’ici 2025. À l’horizon 2028, ce chiffre pourrait atteindre 956 millions et éviter de justesse la barre du milliard dans un scénario économique pessimiste où les banques centrales, faute de maîtriser l’inflation, poursuivraient leurs politiques de durcissement monétaire, avec pour effet d’étouffer la croissance.
Disparités entre groupes de revenus : des fractures de plus en plus profondes
La dernière édition du WFSO révèle de fortes disparités entre pays de différents niveaux de revenu, démontrant ainsi que la stabilisation globale de la sécurité alimentaire dans le monde masque en réalité des problèmes profonds. Alors que les économies à revenu intermédiaire de la tranche supérieure affichent des améliorations prometteuses, les pays à revenu intermédiaire inférieur n’enregistrent eux que des gains à court terme, et ceux à faible revenu devraient même subir une nouvelle aggravation du nombre d’habitants souffrant d’insécurité alimentaire. Les dernières données font ressortir des écarts croissants par rapport aux versions précédentes, et les pays à faible revenu ne devraient connaître qu’une légère amélioration des taux d’insécurité alimentaire grave d’ici 2027-2029. Les pays pauvres très endettés sont en outre particulièrement vulnérables, puisqu’ils sont confrontés à la fois à des difficultés économiques et à des niveaux élevés d’insécurité alimentaire.
Les besoins mondiaux de financement se concentrent toujours plus dans les pays à faible revenu
L’évolution de la sécurité alimentaire dans le monde s’accompagne d’une montée des besoins financiers liée à la mise en place de filets sociaux. Selon les projections du WFSO, les besoins de financement se chiffrent à 41 milliards de dollars par an dans les pays bénéficiaires de l’Association internationale de développement (IDA) et à 47 milliards de dollars dans les pays clients de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), soit des montants presque deux fois supérieurs aux estimations pré-COVID. Les besoins tendent à se concentrer de plus en plus sur les pays à plus faible revenu, rendant d’autant plus urgent le renforcement des mesures de protection pour les populations vulnérables. Les projections indiquent une augmentation continue des coûts des filets sociaux pour les pays à revenu faible et intermédiaire inférieur, ce qui souligne la nécessité de mettre en œuvre des politiques monétaires et budgétaires efficaces pour rétablir la stabilité.
Quel volume de financements faudra-t-il mobiliser pour la sécurité alimentaire dans le monde ?
Selon les estimations du WFSO, la mise en place d’un filet de protection sociale de base pour couvrir 25 % des besoins caloriques quotidiens des personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë nécessiterait à l’échelle mondiale environ 90 milliards de dollars de financements par an d’ici à 2030. Ces estimations, qui se fondent sur des projections allant jusqu’à 2027-2029, supposent qu’il n’y aura pas de changements significatifs au-delà de ces projections. Toutefois, en cas de hausse de l’inflation, de ralentissement de la croissance économique et de renchérissement des prix des produits de base, ces besoins pourraient augmenter considérablement, jusqu’à atteindre 1,3 fois les estimations actuelles. Ce qui porterait les besoins financiers annuels à environ 120 milliards de dollars. En outre, le coût de la lutte contre la malnutrition chez les femmes et les enfants est estimé à plus de 11 milliards de dollars par an (a), tandis que la transformation du système alimentaire mondial pourrait nécessiter 300 à 400 milliards de dollars supplémentaires chaque année. L’ensemble de ces dépenses pourrait par conséquent s’élever à 500 milliards de dollars par an au total, soit le montant nécessaire pour assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle dans le monde entier. Un chiffre certes important, mais qui ne représente que 0,5 % environ du PIB mondial. Il faut cependant souligner qu’il s’agit d’une estimation plutôt basse, puisque les dépenses prises en compte ne permettent pas de couvrir tous les besoins caloriques ni d’assurer une nutrition adéquate, pas plus que de remédier aux effets à long terme de la malnutrition actuelle. En outre, ces coûts pèsent de manière disproportionnée sur les pays à faible revenu, où les financements nécessaires correspondent à environ 95 % du PIB total de ces économies. On ne parviendra donc pas à relever ces défis sans l’affirmation d’une responsabilité mondiale partagée.
Les travaux présentés dans ce billet ont bénéficié du soutien financier précieux du fonds fiduciaire multidonateurs Systèmes alimentaires 2030 (FS2030) (a), placé sous l’égide de la Banque mondiale.
Bo Pieter Johannes Andree, Kamwoo Lee, Hanane Ahmed et John Dearborn